La pandémie de Covid-19 a permis aux mouvements antivaccins d’accroître leur influence grâce à un contexte de sidération et à des séquences d’errements politiques favorables à l’émergence et à la diffusion de récits complotistes. On les dit « anti-science » ou même parfois, ironiquement, « pro-virus », mais le paysage de l’antivaccinisme contemporain est plus complexe.

Le vaccinoscepticisme suit l’histoire de la vaccination. Sa mutation en mouvement de résistance organisé s’est opérée au moment où cette technique médicale est devenue un sujet politique. En France, ce point de bascule se situe dans le dernier quart du XIXe siècle, alors que l’idée de l’obligation vaccinale commence à être discutée au Parlement. C’est en réaction à ces négociations qui ont lieu dans l’arène politique et médicale (Académie de médecine) qu’est créée la première ligue antivaccinale française en 1879, réunissant principalement… des médecins. Le militantisme antivaccinal a donné lieu à des affrontements houleux. Il s’est construit contre l’intrusion de l’État, ici dans l’exercice de la médecine libérale, et au nom, plus largement, de la défense des libertés individuelles. Ces éléments forment aujourd’hui encore la trame de l’antivaccinisme.

1954. Un médecin, Marcel Lemaire, crée la Ligue nationale contre les vaccinations obligatoires, issue de la fusion de l’Association des parents des victimes des vaccinations, de la revue La Vie claire, et de la ligue Santé et liberté, fondée en 1948 par le biologiste Jules Tissot, qui s’élève contre « les dogmes pasteuriens » et compte dans ses rangs l’homéopathe qui a élaboré l’Oscillococcinum. De nombreux homéopathes trouvent dans la ligue un soutien, ces praticiens étant souvent marginalisés par le corps médical traditionnel et par une partie de la société qui les perçoit comme des charlatans. Les témoignages des membres de la ligue contre les vaccinations dans La Vie claire font le trait d’union entre leurs convictions morales et religieuses et leurs certitudes d’une dangerosité des vaccins. La Vie claire, revue naturaliste et végétalienne avant de devenir une aventure commerciale, se fait le porte-voix d’une morale conservatrice et nationaliste, fustigeant l’État-providence, l’effritement de la famille et de la religion, le matérialisme, l’avortement et la contraception.

La ligue fédère aussi tout un courant prônant un mode de vie alternatif et compte des personnages influents comme les fondateurs du Mouvement de l’école moderne, Célestin et Élise Freinet. Le rayonnement de l’association atteint son apogée en 1977 avec la publication de la bible vaccinophobe, L’Intoxication vaccinale. Cet ouvrage écrit par le président de la ligue, Fernand Delarue, paraît aux éditions du Seuil, dans la collection « Techno-critique », au sein de laquelle figurent les publications des écologistes contestataires René Dumont et Ivan Illich. Le rayonnement de la résistance vaccinale dans les années 1970-1980 doit aussi à la pensée libertaire de Mai 68, à la contestation de la société de consommation, à la montée en puissance de l’écologie politique et à la diffusion des théories du New Age. Bordée par une histoire sociale, politique et idéologique qui lui a été favorable, la ligue est ainsi parvenue à devenir un socle de radicalisation antivaccinale pour des individus déjà acquis aux causes écologistes, qu’elles soient d’extrême gauche ou conservatrices.

Aujourd’hui, le modèle des ligues est dépassé. Internet et les réseaux sociaux ont provoqué une atomisation du mouvement tout en favorisant l’extension de ses réseaux d’influence, ce qui sème la confusion sur ses nuances politiques et idéologiques. Malgré cette absence d’unité, le vaccinoscepticisme impacte de manière profonde les sociétés et suscite l’inquiétude des autorités sanitaires. En 2019, l’hésitation vaccinale figurait sur la liste des dix plus grandes menaces pesant sur la santé mondiale dressée par l’OMS, aux côtés de l’antibiorésistance, d’Ebola, de la dengue ou encore de la pollution. Le vaccinoscepticisme crée des failles dans la société autant qu’il s’en nourrit.

En France, deux événements ont marqué les esprits. Le premier est la suspension d’une campagne de vaccination massive des collégiens contre l’hépatite B (commencée en 1994) après que des cas d’atteintes démyélinisantes (sclérose en plaques) subséquents au vaccin ont été notifiés aux services de pharmacovigilance. Le climat de suspicion a conduit les autorités sanitaires de l’époque à suspendre la campagne de vaccination, malgré l’absence de preuve d’un lien entre le vaccin et les cas signalés. Le deuxième événement est l’échec de la campagne de vaccination contre la grippe pandémique H1N1 en 2009-2010. Outre les erreurs et maladresses politiques, la sécurité du vaccin pandémique, dont il faut rappeler l’extrême rapidité de mise au point et de production, a été remise en cause après qu’une soixantaine de personnes ont développé des narcolepsies postvaccinales.

La défiance à l’égard des autorités politiques et sanitaires, souvent perçues comme domestiquées par l’industrie pharmaceutique, et le climat de suspicion envers la sécurité vaccinale sont des composantes majeures de la diffusion du vaccinoscepticisme dans la population. Au gré des événements, la remise en question des vaccins est devenue un phénomène culturel touchant toutes les strates de la société française. Peu de pays échappent à cette mécanique. En 1998, la prestigieuse revue médicale The Lancet publie un article suggérant un lien entre l’apparition de troubles autistiques chez douze enfants et la vaccination contre la rougeole, les oreillons et la rubéole (ROR). Malgré sa faiblesse méthodologique (nombre de patients très restreint, absence de groupe contrôle), cette étude sert d’étendard aux mouvements antivaccins anglo-saxons. Le désaveu tardif de l’article en 2010 par la revue médicale, les dizaines d’études ne parvenant pas à prouver de corrélation entre autisme et vaccin, l’enquête du journaliste d’investigation Brian Deer mettant au jour l’existence de liens d’intérêts avec des avocats antivaccins… aucun de ces événements n’a permis de faire obstacle à la rumeur. Au Royaume-Uni où la publication de l’article a été particulièrement médiatisée, la couverture vaccinale concernant la rougeole, les oreillons et la rubéole a progressivement chuté entre 1998 et le milieu des années 2000. Ce déclin s’est traduit par une flambée des cas de rougeole au Royaume-Uni et progressivement en Europe et sur le continent américain. L’OMS avait pourtant déclaré l’arrêt de la transmission endémique du virus sur ces territoires.

On pourrait aussi s’attarder sur le cas du Pakistan où, en 2011, la CIA a orchestré une campagne de vaccination fictive afin de prélever des empreintes ADN et de confirmer les soupçons de la présence de Ben Laden dans sa résidence d’Abbottābād. Cet événement a semé le doute au sein de la population pakistanaise, pour qui les vaccinateurs sont devenus des espions potentiels. Le Mouvement des talibans du Pakistan et des leaders religieux ultraconservateurs ont saisi cette occasion pour propager des rumeurs sur le contenu des vaccins (ingrédients interdits par l’islam) ou leur objectif (stérilisation des musulmans). Le paroxysme de ces tensions antivaccination s’est traduit par les assassinats ciblés de près d’une centaine de travailleurs antipoliomyélite au Pakistan ces dix dernières années.

La spiritualité, toutes religions confondues, représente une porte d’entrée pour la résistance vaccinale. En 2018, la communauté juive orthodoxe de Williamsburg, à Brooklyn, a fait les frais d’une campagne de désinformation ciblée, comparant la politique vaccinale américaine aux atrocités médicales commises durant l’Allemagne nazie. Les conséquences ne se sont pas fait attendre puisqu’entre octobre 2018 et septembre 2019, ce quartier de la métropole new-yorkaise a fait face à une flambée des cas de rougeole (plus de 600). La nuance s’impose toutefois : à l’exception de courants intégristes et des cas d’instrumentalisation des communautés à des fins politiques, l’opposition religieuse aux vaccinations reste le fait de minorités.

Selon les pays, une grande palette de déterminants façonne la perception vaccinale. Le discours vaccinosceptique est porté par des acteurs hétérogènes qui ont pour point commun d’y trouver un intérêt, le plus souvent idéologique, financier ou politique. Le profil sociologique des populations sensibles à ces rhétoriques dépend des registres utilisés par les chefs de file du vaccinoscepticisme, tantôt libertariens, tantôt populistes, mais aussi religieux ou encore écologistes. La représentation de la vaccination comme menace pour les populations joue un rôle dans les rivalités de pouvoir à l’échelle d’un pays mais aussi à l’échelle internationale, elle influence les comportements vaccinaux et impacte l’épidémiologie des maladies concernées par les vaccins. Pour toutes ces raisons, la toile tissée par les militants du vaccinoscepticisme est devenue un nouvel enjeu géopolitique.