Il était une fois, des parents qui tentaient de ne pas trop genrer leurs enfants. L’histoire se passe en 2021, dans le joli pays de France, et elle n’a rien d’un conte de fées.
Dès la grossesse, la société tente de fourrer le petit être dans une case. « C’est quoi ? » demandent les passants devant le ventre rebondi. « C’est un humain, normalement », répondent les plus sarcastiques. Les autres font de la pédagogie : ils ont choisi de ne pas connaître le sexe, c’est un détail pour eux… « C’est fou tout ce que ça trimbale comme imaginaire d’attendre une fille ou un garçon ! On n’annonce pas un sexe, mais un programme ! » s’agace Léa Domenach, réalisatrice du webdocumentaire L’École du genre et enceinte de son premier enfant. Le couple a choisi de ne pas savoir le sexe et prévenu l’entourage : « S’il y a des paillettes ou de la dentelle sur les cadeaux de naissance, ça part directement chez Emmaüs. »
Aïtor, le futur papa, va « évidemment » prendre son congé paternité prolongé, de 28 jours, et nourrir l’enfant autant que sa compagne. « Donner des biberons permet de facto une répartition plus équitable des tâches, analyse l’enseignant. On croit beaucoup à l’exemplarité. »
« Plus jeune, j’aurais pu tenir des discours un peu extrémistes contre l’allaitement, nuance Catherine, enseignante elle aussi, et féministe dans l’âme. Mais, dès que j’ai été enceinte, j’ai su que j’allais allaiter. Il y avait un truc charnel, de l’ordre de l’inné. » La théorie souffre donc des exceptions, et la suite de cette éducation « moins genrée » relève de la vigilance permanente. Les nourrissons filles seraient plus câlinées que les garçons ; leurs pleurs interprétés comme de la peur, ceux des garçons comme de la colère… Léa veut tout exorciser : « Si c’est une fille, on aimerait lui expliquer qu’elle est capable, la complimenter sur son courage et non sur son apparence. Si c’est un garçon, l’inciter à exprimer ses émotions. »
Très vite arrivera la bataille des vêtements. Catherine a pesté toute son enfance contre les robes à col et les souliers vernis qui l’empêchaient de courir avec ses cousins. Elle est donc « un peu embêtée » lorsque Athéna, 3 ans et demi, lui réclame une robe ou des barrettes. « Mais je ne veux pas dévaloriser tout ce qui est rattaché à la femme, souligne-t-elle. Je veux juste lui offrir tout l’éventail des couleurs, des goûts, des métiers… Ne pas lui imposer de restrictions culturelles. »
Féminisme, non-violence ou milieu punk
Qu’ils y viennent par le féminisme, la non-violence ou des idées anarchistes, les parents qui tentent de moins genrer leurs enfants ont une obsession : que les petits aient le choix, et moins de préjugés.
« Je ne pousse pas les hauts cris quand ma fille me dit qu’elle est un garçon, je sais que c’est l’âge », précise Catherine. En effet, jusqu’à 5 ans environ, les enfants croient qu’il suffit de s’habiller « en fille », par exemple, pour en être une. « Ils ne conçoivent pas la permanence du genre, expose Brigitte Bergmann, psychologue-psychanalyste à Paris. Avant cela, vers 3 ans, l’enfant vit une étape importante : il réalise qu’il doit renoncer à être tout. Si je suis un enfant, je ne suis pas un adulte. Si je suis un garçon, je ne suis pas une fille. C’est un processus psychique structurant. »
En Amérique du Nord, des familles dites « theybies » décident de taire le sexe biologique de leur enfant pendant des années. Dans les pays scandinaves, les élèves des « écoles non genrées » utilisent le pronom neutre et ne parlent jamais de filles ou de garçons mais d’enfants. La psychologue est dubitative : « Se reconnaître comme appartenant à une identité sexuée est assez structurant. Après, on peut en faire ce que l’on veut. »
En France, la démarche des familles relève plus de l’éducation non sexiste que « sans genre ». Mais même dans cette version soft, les choses se corsent avec l’entrée à l’école, les dessins animés, les publicités… Antoinette, par exemple, aurait aimé « faire baisser la pression du genre » autant que ses amis allemands, dont les garçons portent régulièrement les jupes de leur grande sœur. « Mais même en étant conscientisée, je n’arrivais pas à emmener mon garçon au rayon filles. Les magasins sont super genrés », se désole l’ex-sociologue.
Une fille sur les boîtes de Meccano
Célia et Noé, infirmière et père au foyer tendance punk, n’ont d’abord eu aucun problème à habiller leurs garçons avec des tricots roses ou à petits cœurs, hérités de l’arrière-grand-mère. Mais dès que les enfants ont grandi, le bleu est arrivé au galop, et avec lui les jeux vidéo de voiture et de combat. « Ils s’amusent quand même à fabriquer des masques roses à paillettes, et Maël m’a demandé de lui apprendre la couture. Mais sinon ils ne nous ont pas suivis dans la déconstruction », sourit Célia.
Sur le terrain des jeux, la marge de progression reste énorme. « Offrir des coloriages à une fille et un ballon à un garçon, c’est envoyer un signal sur l’attitude que l’on attend d’eux. Le packaging aussi est catastrophique, surtout sur les coffrets créatifs : fabrication de bijoux pour les filles, atelier de petit chimiste pour les garçons… » se désole Cécile Marouzé, directrice de l’association Le Jeu pour tous. Un jour, dans la ludothèque locale, un animateur a réagi violemment devant un petit garçon déguisé en robe de mariée. Depuis, l’association s’est lancée dans une croisade contre les jouets genrés. Elle déconseille les objets franchisés, qui déclinent La Reine des Neiges ou Cars. Salue l’apparition inespérée d’une fille sur les boîtes de Meccano. Et s’est battue pour faire signer aux fabricants une « charte pour une représentation mixte des jouets ». « Corolle, par exemple, a toujours eu des emballages rose pâle, mais l’an prochain des emballages gris clair devraient arriver. C’est révolutionnaire ! » s’enthousiasme ironiquement la militante, déjà satisfaite que les garçons souhaitant pouponner ne se retrouvent plus face à un mur de rose.
Affiner le regard des enfants
À travers ces détails, l’idée est d’affiner le regard des enfants sur le sexisme. « Si Sacha regarde Cendrillon avec ses grands-parents, on lui explique que la femme qui fait seule le ménage, c’était il y a longtemps. Ça a changé, elle le voit bien à la maison », décrit Pam, microentrepreneuse. Sa fille de 5 ans porte les vêtements de ses cousins et adore le vert « parce que c’est pour tout le monde ». Mais à l’école, elle a fort à faire. « Une petite lui a dit un jour qu’elle ne pouvait pas jouer avec les garçons, raconte Pam. Elle était étonnée : “Pourquoi cette petite fille pense ça ? C’est dommage de ne pas jouer aux dinosaures ou à se courir après, ça fait des jeux en moins !” »
Kevin Ditter, sociologue, a passé des mois à observer ces minisociétés, déjà genrées, que sont les cours de récré : « Bien souvent les garçons prennent toute la place au milieu pour jouer au foot et les filles se serrent sur les côtés. J’appelle les enfants “les gardiens du temple du genre”. Même à travers les moqueries : un garçon peut se faire traiter d’“amoureux”, car l’amour est vu comme un truc de filles. »
Les enseignants, même sensibilisés, doivent jongler avec tous ces clichés. Marie Loussouarn, maîtresse de CP, a organisé son année 2019 autour du Mondial de foot féminin, pour lutter contre les préjugés. Trentenaire, elle s’insurge d’entendre certaines collègues plus âgées claironner : « C’est l’heure des mamans ! » Dans le 93, un instituteur explique qu’il doit gérer à la fois « les parents traditionalistes – et pas seulement musulmans » qui refusent que leur fille joue aux voitures, et les mères ultraféministes qui exigent des toilettes non genrées dans l’école. Il y voit un mépris de classe : « Les familles qui ont plus de bagage intellectuel prennent de haut les classes populaires, plus attachées aux stéréotypes. »
Dans la classe de Fred Le Duff, enseignant de CE2 en ZEP (zone d’éducation prioritaire), la photo d’une jeune polytechnicienne en costume et munie de sa tangente, l’épée associée, trône au mur. C’est l’une de ses anciennes élèves, avec qui la classe a entretenu une correspondance quelque temps. « J’ai remarqué que les petites filles la regardaient souvent et voulaient faire comme elle. J’ai compris que je ne devais pas fermer mon discours », dit-il. Il se met à inclure le féminin dans tous ses propos : « Je dis : “On attend quelqu’une”, par exemple. Les filles doivent se sentir concernées directement, et non incluses dans un terme masculin. » Et s’il enseigne à nouveau à des CM2, il prévoit d’aborder la question des transgenres, « pour leur faire prendre conscience que certains peuvent se questionner, changer de genre, et qu’il faut les accepter ».
Un crapaud qui embrasse un prince charmant
Dans la bataille contre les clichés de genre, les albums pour enfants constituent un outil ambivalent. « On met dans les mains de nos enfants des livres avec maman à la cuisine et papa dans un fauteuil. Ces messages vont à l’encontre du monde qu’on voudrait construire ! s’inquiète l’éditrice Laurence Faron. Or l’écrit reste sacralisé dans notre société, surtout quand c’est lu par un adulte. Les enfants se disent : “C’est la maîtresse qui l’a dit.” »
Depuis quinze ans, donc, sa maison d’édition Talents Hauts s’attaque aux stéréotypes de tous les jours. Elle propose le conte d’un crapaud qui devient prince charmant en embrassant un autre prince, des « déclarations des droits » qui intègrent le droit d’être « débraillées, ébouriffées » pour les filles et « pas bagarreurs et pas musclés » pour les garçons. Ou encore l’histoire d’un petit garçon coquet qui adore se mettre du rouge à lèvres. Et ça fonctionne. « J’entends parfois des enfants dire, après avoir travaillé le sujet en classe : “Oui, tu es une fille, mais tu as bien le droit de faire ça”, raconte l’éditrice. C’est un âge où ils sont très perméables. Après les avoir exposés au sexisme pendant des années, il est temps de leur ouvrir les idées. »
Zoé aurait sans doute adoré lire ces livres et s’éduquer au genre plus tôt. L’adolescente de 14 ans dit « vouloir être femme » depuis ses premiers souvenirs, à 4 ans. Elle rêvait d’avoir de longs cheveux, de se mettre du vernis… mais elle était un garçon. « Je me suis interdite et reniée, raconte-t-elle. Ce n’est qu’après avoir rencontré une personne trans, par hasard, sur un site de jeux vidéo, que j’ai pu mettre des mots sur ce que je vivais. »
Parmi les premiers confidents de sa transition, son ami Samuel a justement reçu une éducation non sexiste. Ses parents lui avaient parlé de la transidentité. « Pour moi, être “fille ou garçon” ça change rien. Celui qui dit le contraire je le ban de mes réseaux pendant quinze jours ! » assure l’adolescent. Zoé poursuit : « Il faudrait expliquer la différence entre le genre et le sexe dès le plus jeune âge, comme au Québec. Les préjugés sur ce sujet créent beaucoup de souffrance. »
La partie est-elle gagnée une fois que livres, dessins animés, vêtements et même langage ont été passés au filtre du non-sexisme ? La sociologue Marie Duru-Bellat, auteure de La Tyrannie du genre, n’est pas si optimiste : « Les stéréotypes ne flottent pas dans l’air, ils sont nichés dans tous les recoins de la société. Dans les années 1980, l’Onisep faisait déjà des campagnes “C’est technique, c’est pour elle”, pour diversifier l’orientation des filles. Mais les débouchés ne suivaient pas, les filles qui faisaient mécanique se retrouvaient dans les bureaux des entreprises.” »
« Éduquer, c’est civiliser un enfant, rappelle le sociologue Kevin Ditter. Un individu refait quasiment toute l’histoire en lui, en intériorisant les normes. Tout n’est pas joué, on a fait énormément de progrès en cinquante ans, mais il faut garder à l’esprit que le genre est un système. » L’éducation ne constitue qu’une pièce de l’engrenage.