Pourquoi acceptons-nous le capitalisme ? Tout simplement parce que nous voulons tous devenir un jour millionnaire. L’une des promesses du conte de fées du capitalisme est que tout le monde a la possibilité d’accéder au luxe privé. Le néolibéralisme, qui peut être vu comme un accélérateur du capitalisme, va plus loin en affirmant que, plus les riches accumuleront du luxe, mieux ce sera pour tout le monde. Mais si nous devions tous vivre en possédant des domaines, des ranchs, des îles, des yachts et des jets privés, il n’y aurait pas assez d’espace physique ni de capacité écologique. En réalité, le néolibéralisme, en poussant au luxe privé, induit que les très riches privent les autres des nécessités de base.

Est-ce que cela signifie que personne ne devrait aspirer au luxe ? Non, au contraire, tout le monde devrait y avoir droit, mais au luxe public. Il y a suffisamment d’espace pour offrir de magnifiques parcs, jardins, hôpitaux, piscines, plages, galeries d’art, courts de tennis… Nous devrions tous disposer du nécessaire en privé et, lorsque nous voulons déployer nos ailes, le faire grâce au luxe public, sans nous emparer des ressources d’autrui. Ce luxe public peut être créé en combinant les biens communs – qui ne sont ni le marché ni l’État, mais des biens contrôlés par des collectivités et communautés locales – et les dépenses nationales.

La crise financière de 2008 incarnait l’échec du néolibéralisme : cela aurait dû être un moment social-démocrate


Le problème principal, pour développer une alternative au capitalisme et au néolibéralisme, c’est que nous ne disposons pas d’histoires indiquant la direction dans laquelle nous voulons aller. Au moment de la crise économique de 1929, John Maynard Keynes a produit un récit qui expliquait l’origine de la crise économique – l’accaparement des richesses par l’élite économique – et ce que l’on pouvait faire – redistribuer les richesses dans un cercle vertueux de dépenses publiques générant de l’emploi. Lorsque le keynésianisme a rencontré des difficultés à la fin des années 1970, le courant néolibéral a pu déployer le récit qu’il avait préparé : il fallait réduire la place de l’État, qui, selon lui, entravait la capacité des entrepreneurs à créer de la richesse. La crise financière de 2008 incarnait l’échec du néolibéralisme : cela aurait dû être un moment social-démocrate, mais la gauche n’avait pas travaillé à l’élaboration d’un nouveau récit. Le mieux que nous ayons eu à offrir était soit une version édulcorée du néolibéralisme, soit un keynésianisme réchauffé. C’est d’abord pour cette raison que le néolibéralisme perdure : nous n’avons pas produit de nouveau récit.

Pourquoi une politique de redistribution des richesses ne semble-t-elle pas fonctionner comme une alternative ? Parce que cela revient à concentrer le pouvoir au niveau de l’État, qui peut, dans certaines circonstances, être utilisé à de mauvaises fins. Nous avons besoin de celui-ci pour fournir des soins de santé, de l’éducation, une certaine sécurité économique, pour répartir les richesses, pour empêcher les intérêts privés de devenir trop puissants, pour nous défendre contre les menaces, mais lorsque nous dépendons uniquement de lui, nous nous retrouvons vulnérables à des coupes budgétaires qui réduisent l’accès aux richesses. Cela dit, il est absolument nécessaire de décourager l’accumulation excessive de richesses privées. La philosophe belge Ingrid Robeyns développe le concept de limitarisme : l’idée est de fixer, parallèlement au seuil de pauvreté, un seuil de richesse au-delà duquel personne ne devrait s’élever. Bien évidemment, un moyen de limiter cette accumulation est de mettre en place un impôt sur la fortune, mais peu de personnes sont prêtes à en discuter.

Notre besoin de figure de chef n’est-il pas un frein au développement de la démocratie participative et délibérative ?


Pour construire le récit alternatif au néolibéralisme dont nous avons besoin, il faudrait s’appuyer sur des valeurs partagées par tous dans le champ politique, à droite comme à gauche. À mon sens, ces valeurs sont celles de l’appartenance et de la communauté, qui sont des besoins humains fondamentaux. Dans mon livre, je plaide pour une « politique de l’appartenance » qui rassemble des personnes venues de groupes différents (et non d’un groupe homogène comme le souhaite le fascisme) et qui s’incarne dans la démocratie participative et délibérative, aux côtés de la démocratie représentative. Il s’agit de décentraliser le pouvoir et l’argent.

Notre besoin de figure de chef n’est-il pas un frein au développement de la démocratie participative et délibérative ? Ce prétendu « besoin » est généré par le récit du néolibéralisme qui postule que nous sommes tous en compétition et que ce comportement est intrinsèque au genre humain. Or, ces dernières années, différentes disciplines scientifiques – psychologie, anthropologie, neurosciences, biologie évolutionniste – ont mis en évidence que nous avons une remarquable capacité à l’altruisme et à la coopération. Aucune loi naturelle – malgré ce qu’affirme le néolibéralisme – ne dit que les riches doivent diriger le monde. Leur domination n’est soutenue que par notre peur collective et notre manque d’imagination politique. 

Propos recueillis par CLAIRE ALET dans le cadre d’une rencontre à la Fondation Jean-Jaurès