Raphèle-lès-Arles (Bouches-du-Rhône), 2 756 habitants, confins de la Camargue et de la plaine de Crau. Champs de foin, bergeries, platanes. Je me gare devant le U du bourg. Un magasin Utile, premier niveau de l’enseigne. Il est 9 h 30. Je franchis les baies vitrées automatiques. À l’intérieur tout est calme. C’est l’heure où les employés terminent la mise en place, dossard U bien visible.

L’infraordinaire plutôt que l’extraordinaire

Une cliente est penchée à l’intérieur des armoires réfrigérées. Je la regarde qui pêche des feuilles de laitue en sachet, une barquette de Fjord. Je m’étais juré de fondre sur chaque humain rencontré comme l’aigrette sur le taureau, le flamant rose sur la crevette – mais sous le regard des employés, ce n’est pas si simple. Finalement je me tourne vers Jean-Baptiste, 22 ans, en plein réassort au rayon légumes. Il me raconte le premier U tenu par son père à Grenoble ; la fermeture avec la construction du tram ; le road-trip en famille jusqu’en Espagne, à la recherche d’un nouveau point de chute ; le choix de Raphèle il y a six ans ; le développement progressif du magasin ; les journées à 30 000 euros pendant le confinement où les gens venaient frénétiquement faire du stock – et à nouveau pendant les blocus agricoles. Je pensais aborder les clients en rayon, finalement je me poste à la sortie des caisses, en bout de tapis roulant. Non seulement je peux examiner leurs achats, mais j’ai tout le temps de leur parler pendant qu’ils remplissent leurs sacs. Il est 10 h 02. Passent successivement : Anthony, la cinquantaine, cinq flacons de fleur d’oranger (« Je suis le boulanger de Raphèle, je viens d’avoir une grosse commande de brioches. D’habitude je l’achète en bidon, sinon je m’en sortirais pas ») ; Martine, 72 ans, deux grandes couronnes briochées (qu’elle n’achètera donc pas chez Anthony), quatre carottes, deux plaquettes de beurre, deux paquets de mini-torsades au beurre, quatre yaourts aux fruits ; Laurence, la cinquantaine, un sandwich triangle sous plastique, un savon chic à la verveine à 12,34 euros ; Patrick, 30 ans, oignons, gruyère râpé, pommes de terre, 9,96 euros ; René, 70 ans, un sachet de laitue sous plastique, deux parts de tarte aux pommes sous plastique, une barquette de fraises sous plastique, une baguette sous plastique, 12,30 euros ; Jérôme, 55 ans, un déo Narta, une bouteille de jus d’orange pressé sur place, un steak, 15,02 euros ; Dominique, 70 ans, ancien veilleur de nuit au Campanile d’Arles, une barquette de côtes de porc, un kilo de coquillettes, six œufs bio.

Il est 11 heures, je bavarde en caisse avec Estelle et Sarah. Estelle, 31 ans, a été embauchée la veille, après avoir fui les hypermarchés. Quatre ans au Géant Casino d’Arles « où c’était très dur », trois au Leclerc d’Arles « où c’était encore plus dur » : « La grande distribution, c’est à la chaîne, t’es qu’un numéro, t’as pas le droit à l’erreur. Ici c’est beaucoup plus calme. Je vais découvrir peu à peu mais, en gros, on est sur une clientèle d’habitués, plutôt polie, souriante, pas pressée. Et un peu plus âgée qu’ailleurs aussi. »

« Je gagne pas ma vie, non, clairement pas ! Mais je me débrouille. De toute façon, tous les gens que je connais, c’est pareil. On a tous diminué nos dépenses. »

Nouveaux passages en caisse : Cendrine, la cinquantaine, un pack de Kro, deux faux-filets Charal, une barquette de fraises, une boîte de petits pois, un butternut, deux salades, trois tablettes de chocolat noir Lindt. « J’aime bien venir ici, on est bien accueillis, les employés ont le sourire. J’aime le rayon produits locaux, le rayon promo – on est bien obligés, avec les prix qui montent. » Elle demande à payer en espèces. « Je veux que les espèces restent. J’y tiens. Ça nous laisse de la liberté. Je suis d’une génération où on a été habitués à une certaine liberté. Si demain j’achète une voiture d’occasion, j’ai pas envie d’avoir à me justifier auprès de la banque. » Cendrine est monitrice d’équitation. « Je gagne pas ma vie, non, clairement pas ! Mais je me débrouille. De toute façon, tous les gens que je connais, c’est pareil. On a tous diminué nos dépenses. Fini le restau. Mais on essaie de continuer à se faire des petits plaisirs quand on est entre collègues. »

Nouveaux passages en caisse. Une mère et sa fille, lardons bio, poulet fermier bio soldé, yaourts au lait de chèvre, épinards frais, saumon bio, crème fraîche liquide Elle & Vire. Un vieux monsieur, paquet de chips U, camembert premier prix, bûche de chèvre U. Une vieille dame de 89 ans rivée à son déambulateur, une escalope de dinde, une boîte de petit pois, un paquet de Tuc, 3,73 euros. Elle refuse de me dire son prénom mais raconte qu’elle vient là deux fois par semaine, à pied, de son lotissement distant d’un ou deux kilomètres. « Je vis seule, alors je suis bien obligée. » Son mari, ancien agent des douanes, est mort il y a 24 ans. « Ce magasin, c’est bien simple, pour moi il est absolument indispensable. » Une conversation s’engage à propos des discounts du coin, dont tout le monde s’accorde à dire que les prix ont monté. Du Leclerc, aussi, où certains disent aller pour les grosses courses – « c’est quand même moins cher ». Mais l’attachement au bon vieux U semble partagé. Je voudrais bien recueillir quelques griefs mais le magasin plaît, c’est indéniable, l’ambiance y est chaleureuse, les clients viennent aussi pour ça.

Je n’apprends rien d’incroyable, et ça me plaît. C’est la vie ordinaire qui vient à moi, sur un tapis roulant, la vie que je voudrais raconter toujours, avec son bruit de fond, comme disait Perec, l’infraordinaire plutôt que l’extraordinaire. « Tu vois ceux qui achètent des marques ou des premiers prix, raconte Sarah. Tu vois les clients qui ont des enfants. Tu vois les célibataires qui s’achètent un morceau de viande. Tu as la clientèle bio, bien sûr, même si j’ai l’impression que ça recule un peu avec tous les prix qui montent. » C’est le poste d’observation le meilleur que j’aie connu depuis longtemps. Me vient l’envie d’un livre entier écrit comme ça, à la caisse. J’en ai déjà le titre : Roman de caisse. À suivre.