Qu’est-ce qui fait la singularité des coronavirus ?
D’abord, ce sont des virus respiratoires. Ils peuvent donc émerger facilement en raison de leur mode de transmission par aérosol – plus facilement qu’Ebola, par exemple, qui a besoin de contacts directs. Ensuite, ce qui les rend tout à fait exceptionnels, c’est leur génome, un génome très long pour un virus à ARN (virus à acide ribonucléique). Ça a des conséquences moléculaires : chez les coronavirus, la machinerie de réplication – ce qui permet la multiplication des virus dans l’organisme – est très particulière et diffère de celle de la plupart des autres virus à ARN. Car pour acquérir ce très long génome, ils ont évolué grâce à un système de correction d’erreurs qui leur permet de reconnaître et d’éliminer les défauts potentiels lors de la réplication. C’est une donnée majeure pour nous et nos stratégies antivirales. Car que faisons-nous habituellement ? Nous introduisons des inhibiteurs qui bloquent l’action des enzymes de la réplication des virus qui infectent nos cellules. Dans le cas des coronavirus, ces inhibiteurs sont reconnus comme des erreurs par le système de réparation, qui va les éliminer. Cela signifie que nos stratégies antivirales habituelles peuvent difficilement fonctionner, et c’est une limitation qui entrave le repositionnement de molécules existantes pour lutter contre ces virus.
Quelle est la dangerosité particulière du SARS-CoV-2 ?
Les chercheurs disposent de méthodes pour mesurer à quel virus ils ont affaire. Le premier facteur clé, c’est la contagiosité. Le second, c’est le taux de mortalité. Si un virus est contagieux, mais ne tue que 0,05 % des malades, ce n’est pas alarmant. À l’inverse, s’il est très létal, mais peu contagieux, ce n’est pas très grave non plus, car les épidémies disparaissent d’elles-mêmes dans ce cas. C’est en combinant ces deux premiers facteurs qu’on peut évaluer la dangerosité d’un virus par rapport à ceux qu’on connaît déjà. Enfin, le troisième facteur à prendre en compte, c’est l’immunité au sein de la population : dans le cas de la grippe saisonnière par exemple, seul un pourcentage relativement faible de la population pourra être infecté par ce virus, parce que la plupart des gens ont développé des anticorps capables de reconnaître le virus des années précédentes et donc de le neutraliser avant qu’il ne se développe. Ces trois facteurs combinés nous ont rapidement montré que ce nouveau coronavirus était relativement inquiétant. Le SRAS comme le MERS-CoV, deux précédents coronavirus, étaient plus mortels que le SARS-CoV-2 – avec une létalité de presque 10 % dans le cas du SRAS –, mais leurs taux de contagiosité étaient inférieurs. Les pays infectés avaient efficacement endigué l’épidémie, ce qui avait permis d’éviter la situation actuelle. Là, nous avons affaire à un virus à la fois contagieux, agressif et totalement nouveau pour les populations.
Alors comment lutter contre lui ?
D’abord, il y a les actions menées pour lutter contre sa propagation. La contagiosité n’est pas une valeur absolue : elle dépend de nos comportements et des politiques menées pour contrôler l’épidémie. Et ces actions sont les facteurs les plus simples pour limiter l’épidémie et le nombre de décès – on voit bien aujourd’hui que la vitesse de diffusion de l’épidémie diffère selon les moyens de contrôle mis en place. Le premier impératif, c’est de pouvoir diagnostiquer la maladie très précocement pour isoler les cas. Dans le cas de ce coronavirus, la plupart des contaminations ont lieu au sein du cercle familial, il faut donc pouvoir diagnostiquer et isoler rapidement les individus infectés et leur entourage. Or, de ce point de vue, nous ne nous sommes pas assez bien préparés : nous avons cru que, comme lors des précédentes épidémies, nous allions passer à côté de la vague. On aurait pu gagner du temps, en mobilisant dès le mois de janvier de grandes capacités de diagnostic. Mais le problème de l’Europe est qu’elle n’avait pas l’expérience de ce genre des maladies, à la différence des pays asiatiques, qui avaient déjà pu voir lors de l’épidémie de 2003 ce qui marchait ou non.
Le second impératif tient au comportement individuel, pour éviter de transmettre le virus à ses collègues ou à ses voisins. Cela passe par des mesures d’hygiène simples, comme le lavage de mains ou l’utilisation de masques. Les masques sont une problématique très importante, car on observe aujourd’hui que tous les pays où leur usage est bien installé au sein de la population s’en sortent nettement mieux que ceux où ce n’est pas le cas. C’est une mesure très simple, et il est tout à fait paradoxal que l’Europe soit en difficulté de ce point de vue, faute d’anticipation.
Enfin, le troisième point touche à la collectivité : ce sont les mesures de distance sociale que nous connaissons aujourd’hui et qui, à présent que l’épidémie a pris de l’ampleur, peuvent seules permettre de juguler les foyers de contagion.
Au bout de combien de temps peut-on espérer en voir les effets ?
En Chine, entre le moment où des mesures strictes de confinement ont été prises et celui où on a observé des effets significatifs sur la progression de l’épidémie, il s’est écoulé entre quinze et dix-sept jours. Cela correspond globalement à l’addition de la phase de contagion, qui dure entre un et sept jours, et de la phase de maladie, longue d’une quinzaine de jours. Donc pendant la période de confinement actuelle, des personnes vont continuer de développer la maladie chez elles.
Quelles sont les voies thérapeutiques possibles ?
Dans l’idéal, il aurait fallu continuer la recherche lancée après le SRAS et le MERS-CoV pour le développement d’un vaccin ou d’antiviraux, qui nous auraient permis de traiter les premiers patients. Mais l’épidémie de SRAS s’est terminée rapidement, et l’intérêt des industries pharmaceutiques et des pouvoirs publics pour les coronavirus a décliné, ralentissant la recherche. Comment rattraper le temps perdu ? Les processus de vaccination sont longs : si je développais aujourd’hui un vaccin efficace contre ce coronavirus, il ne serait pas disponible avant deux ans, car il me faudrait passer un nombre d’essais cliniques nécessaires pour montrer que le vaccin n’est pas dangereux pour des personnes saines, qu’il induit une immunité capable de bloquer l’infection virale. Puisqu’il est évidemment impensable d’inoculer le virus à une personne vaccinée pour tester son efficacité, des essais cliniques et des analyses statistiques sont nécessaires pour valider les vaccins !
La seule solution à court terme, c’est donc le repositionnement de molécules thérapeutiques : trouver un médicament dont le principe actif fonctionne sur un autre virus et voir si celle-ci pourrait agir sur le SARS-CoV-2. Mais cela implique des études thérapeutiques avec des cohortes de patients afin de pouvoir analyser les résultats avec des méthodes statistiques. Ces études sont difficiles à mettre en place dans une situation d’urgence. Aujourd’hui, nous plaçons nos espoirs dans plusieurs molécules qui agissent à différentes étapes du cycle de réplication du virus. La chloroquine, par exemple : ce médicament antipaludéen, qui agit sur l’entrée et sur le contrôle de l’inflammation, peut être intéressant, mais il doit encore faire ses preuves lors de tests de plus grande ampleur. D’autres molécules qui servent d’inhibiteurs des enzymes de la réplication du génome, issues de développements contre d’autres virus comme le VIH ou Ebola, peuvent être utiles. Et une université belge vient de publier des avancées pour le développement d’anticorps thérapeutiques, capables de reconnaître et d’intercepter le virus. Des essais thérapeutiques doivent maintenant être menés, et le succès résultera probablement de l’utilisation de multithérapies, comme c’est le cas pour le VIH. Mais les essais menés au moment d’une épidémie sont d’abord destinés aux malades atteints de façon très aiguë, ce qui peut nous amener à passer à côté de certaines molécules capables d’agir si le traitement est pris dès le début de la maladie.
Que penser de la stratégie d’immunité collective, un temps appliquée au Royaume-Uni, selon laquelle une grande partie de la population doit contracter le virus pour pouvoir y résister à l’avenir ?
Ça me paraît une stratégie extrêmement dangereuse. Parce qu’il risque d’abord d’y avoir beaucoup de morts et que la persistance de l’immunité est activement discutée par les scientifiques. Ensuite, parce qu’on installe l’idée qu’on baisse les bras, qu’on laisse le virus se propager dans le pays. Les systèmes de santé des pays qui feraient ce choix ne seraient pas en mesure d’accueillir l’énorme vague des malades, avec des choix sociétaux et éthiques très compliqués à gérer.
La hausse des températures peut-elle ralentir l’épidémie ?
Oui, un virus résiste moins bien sous un soleil de 30 °C et un climat sec, que sous un climat humide et des températures fraîches. Il y aura donc certainement un effet saisonnier qui permettra de ralentir la contagiosité. Est-ce que ce sera suffisant pour permettre le contrôle de l’épidémie ? Je ne le crois pas. Certes, les pays de l’hémisphère sud connaissent des épidémies moins importantes. Mais la carte de la propagation a sans doute moins à voir avec le climat qu’avec les transports aériens, au départ de la Chine au début, et de l’Europe aujourd’hui.
De quoi la recherche a-t-elle besoin aujourd’hui ?
De temps, d’abord. Et d’une organisation pérenne. Il ne faut pas que nous formions des gens compétents et que, le jour venu, pour des raisons administratives ou financières, nous soyons séparés de nos meilleurs collaborateurs. Il faut aussi veiller à avoir suffisamment de financement pour supporter un système de recherche cohérent, où chacun est à sa place, avec des synergies entre les différents secteurs. Il ne faut pas demander aux laboratoires de recherche académique de développer de nouveaux médicaments, car c’est le créneau de l’industrie pharmaceutique. La recherche académique doit revenir à sa mission primaire, la recherche fondamentale, qui est à la base de nouvelles stratégies à moyen terme pour l’industrie et la biotechnologie. Ça ne veut pas dire qu’il faille aujourd’hui concentrer tous les efforts sur les coronavirus ! Nous devons observer de façon très large les éléments pathogènes, rechercher dans suffisamment de directions, pour être sûrs que lors de la prochaine émergence d’un nouveau virus, nous serons mieux préparés à y faire face.
Propos recueillis par JULIEN BISSON