Figure emblématique de la lutte contre la junte birmane, Thinzar Shunley Yi aide les déserteurs à quitter l’armée et soutient les femmes victimes de violence. Fille de capitaine, membre de l’ethnie majoritaire en Birmanie, les Bamars, et bouddhiste, elle appartient par sa naissance à une caste à part.
Depuis l’indépendance en 1948, la Tatmadaw (l’armée birmane) se présente comme garante de l’unité d’un pays multi-ethnique, mais assure la suprématie des Bamars dans l’exercice du pouvoir. Dans les casernes, où Thinzar Shunley Yi grandit, elle est abreuvée par la propagande raciste et xénophobe. « À cette époque, je ne lisais que les livres autorisés. Je ne connaissais rien du combat de l’opposition démocratique », explique-t-elle. Quant à la Prix Nobel de la paix Aung San Suu Kyi, on lui répète qu’elle est une ennemie manipulée par l’Occident.
Tout bascule en 2011, quand les militaires organisent une transition semi-démocratique. Elle a alors vingt ans. La censure est levée. Le pays s’ouvre. C’est l’ébullition. Les ONG étrangères s’installent. La société civile se développe, diffusant les concepts de démocratie et de droits de l’homme. Sur les conseils de son père, Thinzar Shunley Yi a appris l’anglais. À l’image de sa génération, elle embrasse les possibilités offertes par cette nouvelle ère et quitte l’université où elle a été formée pour enseigner. Tournant le dos à l’idéologie dans laquelle elle a été élevée, elle travaille pour une association, anime des débats pour les moins de trente ans, manifeste pour un dialogue multi-ethnique. En 2017, elle est l’une des rares voix à s’élever contre le génocide des Rohingyas, cette minorité musulmane de l’ouest du pays massacrée par l’armée, victime d’un nettoyage ethnique dénoncé par les Nations unies. Son engagement lui vaut l’opprobre de son entourage et une condamnation en justice.
Le 1er février 2021, l’armée birmane met brutalement fin à la parenthèse démocratique. Le chef de l’armée, Min Aung Hlaing, s’empare du pouvoir et installe une junte semblable à celles qui ont dirigé le pays entre 1962 et 2011. Aung San Suu Kyi, à la tête du gouvernement depuis 2016, est arrêtée, tout comme des centaines de membres de son parti, ainsi que de nombreux artistes et activistes. Thinzar Shunley Yi organise les premières manifestations. Le mouvement gagne de l’ampleur : des milliers de fonctionnaires refusent de travailler sous le régime militaire. Les femmes agitent leur htamein (sarong) face aux soldats. Les Birmans comme Thinzar Shunley Yi ne veulent pas renoncer à la démocratie, même imparfaite, dans laquelle ils vivent depuis dix ans. L’armée riposte. Des centaines de morts et de blessés sont recensés. Des milliers de personnes sont arrêtées.
Depuis, le pays est plongé dans le chaos, les combats s’étendant à toutes les régions.
Des réfugiés fuient vers la Thaïlande et l’Inde. Thinzar Shunley Yi prend, elle aussi, le chemin de l’exil. Elle vit désormais dans le nord de la Thaïlande, d’où elle poursuit ses activités militantes.
« Le coup d’État a été une déception et une période de confusion, mais il a permis une prise de conscience. » Et quelques avancées : les ethnies autrefois rivales combattent ensemble. Un gouvernement d’unité nationale formé au lendemain du coup d’État déploie actuellement une administration parallèle à celle de la junte. Surtout, un mouvement historique, porteur d’une conscience collective inédite, a commencé à se structurer.
« Tout le monde a le droit à une seconde chance. Mais ces soldats doivent être prêts à changer d’état d’esprit »
Pour affaiblir durablement le pouvoir en place, l’objectif est désormais d’attirer les soldats vers la résistance. À ce jour, plus de 12 000 policiers et militaires se sont enfuis, et ce nombre augmente au rythme de la conscription obligatoire décrétée par la junte en février 2024. Thinzar Shunley Yi s’emploie à aider ces personnes au travers de son association People’s Goal : « J’ai de la compassion pour les déserteurs. Ces hommes quittent ce qu’ils ont toujours connu. Ils étaient endoctrinés par la propagande de l’armée. Il faut les rassurer, leur garantir des moyens de survivre. » Déjà, People’s Goal assure un soutien mensuel à 150 familles d’anciens engagés et les forme à un nouveau métier. « Tout le monde a le droit à une seconde chance. Mais ces soldats doivent être prêts à changer d’état d’esprit. » C’est à ses yeux un prérequis pour qu’ils prennent conscience que l’avenir de la Birmanie se construira après un processus de justice transitionnelle. « Ils doivent s’engager à y participer. »
Bâtir la confiance prend du temps. Thinzar Shunley Yi en a fait l’expérience. Malgré son passé de militante des droits de l’homme, à nouveau, après le coup d’État, il lui a fallu prouver sa sincérité. « En tant que fille de militaire, j’étais vue comme une espionne, incapable de comprendre le point de vue des victimes. Je n’ai pourtant pas choisi de naître dans une caserne. »
Thinzar Shunley Yi vit au rythme des urgences. « La révolution ne laisse aucun répit. » Elle assure des formations aux droits de l’homme et à la gouvernance, répond aux journalistes, structure une coalition contre le « scrutin bidon » que la junte veut organiser. Outre People’s Goal, elle conduit également avec Sisters2Sisters une campagne en ligne dénonçant l’augmentation des violences contre les femmes depuis le début de la guerre civile. Tous les jours, une victime battue ou harcelée demande de l’aide. Il faut trouver un lieu pour la cacher, lui suggérer un moyen de se protéger, tisser un réseau d’entraide. Une course sans fin. « Même au sein des organisations du mouvement démocratique, on a constaté des cas de harcèlement des femmes. » La découverte l’année dernière de cette trahison l’a laissée meurtrie. « Quand nous nous battons contre l’armée, nous savons ce que nous risquons. Mais dans notre propre camp ? »
Quand les traumas ou le stress de son quotidien l’assaillent, elle compte sur ses trois chiens. « Ils m’obligent à sortir de la maison, à aller marcher, à jouer avec eux. Et puis, si j’étais en Birmanie, je pourrais être en prison et torturée. Ici, au moins, je mène une vie calme et je suis en sécurité. »
Depuis la Thaïlande, elle jongle avec des noms d’emprunt qui lui garantissent une certaine discrétion. Utiliser un pseudonyme lui permet d’intervenir sur les réseaux sociaux birmans. Une précaution pour tenter de protéger sa famille restée au pays. Parfois, elle se dissimule derrière le nom de Min Aung Yi, l’héroïne du livre Ma Aung Yin de l’écrivain Min Thein Kha, un roman qui a changé sa vie. « Min Aung Yi est un modèle, une source d’inspiration. Cette jeune femme aventureuse décide de son destin à force de détermination. » Comme ce personnage, elle s’est émancipée de son passé.
Mais tenter de remodeler le visage d’un pays gangrené depuis plus d’un demi-siècle par la mainmise de l’armée sur le pouvoir et la violence extrême est un défi bien plus exigeant. Thinzar Shunley Yi le sait. « Pas à pas, quel que soit le rythme, nous devons avancer sans perdre de vue l’objectif : créer une Birmanie démocratique et fédérale, respectueuse des droits des minorités. »
Thinzar Shunley Yi a publié en France Mon combat contre la junte birmane (Robert Laffont, 2021), avec le journaliste Guillaume Pajot.