Poudingue-sur-Loire, vendredi 15 mai 2020. Après deux mois de confinement, je retrouve au bistrot mes amis Arthur et Patrick. Le bistrot, à Poudingue-sur-Loire, c’est le centre névralgique du bourg, l’endroit qui m’a donné envie de poser mes valises ici, dans ce village d’irréductibles Ligériens qui ont ce fleuve qui coule dans leurs veines et qui gardent une idée de la France que j’aime : au bistrot, chez Paulo, où les murs sont tapissés de unes de Charlie Hebdo, on écoute Bashung à longueur de journée, on fête la Chandeleur et la décapitation du roi en mangeant de la tête de veau. Oh ! comme il nous aura manqué, le bistrot, pendant ces longs jours de confinement ! En appuyant mon coude sur le zinc, je revois le jour où j’ai débarqué dans ce patelin, pour visiter des meublés : c’était en octobre, il pleuvait des cordes mais un chanteur s’était mis au piano, accompagné à la contrebasse et à la clarinette par deux joyeux compères, tandis que le patron, vieux fourneau soupe au lait aux sourcils invariablement froncés, râlait tel Ordralfabétix sous ses lunettes embuées et derrière son tablier. J’arrivais de Serbie, je retrouvais la France de mon enfance, j’avais besoin d’un fleuve et d’une frontière, la Loire remplaçait le Danube et je savais que de l’autre côté de la rue commençait la Bretagne historique.

Arthur en vient, de Bretagne, c’est un accordéoniste façon rock celtique, il porte des cheveux blonds de barde qu’il noue en catogan et il y a dans ses yeux bleus une franchise d’enfant ; on pourrait voir en lui l’Assurancetourix local, sauf qu’il est incomparablement plus doué et qu’il est plutôt taillé comme Obélix. Quant à Patrick, il est pianiste et percussionniste, c’est un génie du jazz dès qu’il touche un instrument ; il a toujours un nouveau tambour ou de nouvelles castagnettes à déballer de son sac, avec des noms qui viennent de loin, et que je n’ai pas le temps de retenir. C’est ici, au bistrot, que je les ai rencontrés. Ils improvisaient un duo de dingue, je n’aurais jamais pensé que l’accordéon et le piano puissent ainsi dialoguer, ils s’en allaient chanter ensemble le Danube, l’Afrique et la Bretagne dans tous les bleds de l’Anjou.

Mais ce vendredi 15 mai, je les trouve un peu changés, les amis musiciens. Je suis moi-même un peu changé sans doute. Le confinement a dû nous taper sur les nerfs. La distanciation sociale, nouveau remède, a fait voler en éclats les sociabilités locales. Chacun s’est recroquevillé sur son petit pré carré familial et a ruminé ses idées fixes. Arthur s’est fait chier avec sa femme et ses mômes dans la maison de campagne de sa mère, à regarder tous les soirs nos croque-morts compter les cadavres à la téloche. Quant à Patrick, il s’est retrouvé à tambouriner dans son garage pendant que nos casseroles applaudissaient aux fenêtres et que son ado – qu’il a retiré de l’école depuis des années – lui prenait bien bien la tête, comme il dit en imitant l’accent africain. Toutes leurs dates ont été annulées. Ils ne savent pas quand la vie normale va reprendre. À vrai dire personne ne sait. Alors ils broient du noir, car un intermittent sans spectacle, c’est un aviateur sans avion.

Arthur s’est changé les idées en composant un Ave Maria et un hymne au professeur Raoult, le Panoramix de la France-qui-perd, dont je découvre qu’il est devenu son druide et son gourou : il me vante les mérites de l’hydroxychloroquine, la potion magique marseillaise. Patrick est également convaincu que l’hydroxychloroquine, qui a sauvé toute l’Afrique, est le remède miracle, alliée à l’Artemisia annua dont on vend des pots dans le village gaulois avec cette mention : guérit de la malaria, guérit du Covid-19, guérit de ceci, guérit de cela… Patrick m’a envoyé des vidéos d’autres gourous et d’autres charlatans qui pratiquent le développement personnel et manient avec brio la théorie du complot : Étienne Chouard, Thierry Meyssan, Jean-Jacques Crèvecœur, Silvano Trotta, Thierry Casasnovas, Alexis Cossette, Idriss Aberkane.

De mon côté, j’ai passé deux mois à me réveiller à 5 heures du matin pour écrire un roman sur mes ancêtres juifs algériens tandis que l’après-midi je bravais la flicaille pour me rendre au bureau à vélo et ne manquais jamais de me faire contrôler – un jour c’étaient les motards, un autre la gendarmerie à cheval, le lendemain deux Texas Rangers qui, dans un excès de zèle, ont vérifié que je n’avais pas de voiture immatriculée à mon nom pour avoir le privilège de me rendre au travail à vélo. J’ai même eu le droit à la police de l’environnement, un bataillon de volontaires embrigadés pour surveiller les berges et qui montaient de vieux biclous rouillés ; avec leurs uniformes dépareillés sur lesquels ils avaient cousu des écussons inconnus, on aurait dit l’armée du Nuevo Rico, au point que je leur ai demandé leurs papiers. Un jour, j’ai même failli me faire aligner en bas de chez moi pour ne pas avoir respecté la distance de sécurité avec un voisin. Une autre voisine a été verbalisée pour s’être assise sur un banc.

 

Ne soyons donc pas étonnés que le doute et la défiance à l’égard du pouvoir soient revenus dans nos campagnes. La gestion à la française de la crise sanitaire – un gouvernement qui ment, un président qui improvise, des administrés qu’on infantilise, une police qui préfère la méthode punitive à la méthode préventive, des médias qui privilégient le matraquage des esprits plutôt que la pédagogie –, tout cela a causé de sérieux dégâts dans nos campagnes et fait rejouer ce clivage entre la France-qui-gagne (Paris et les centres-villes des grandes métropoles) et la France-qui-perd (le reste). Alors même que le confinement était bien plus doux à vivre sur les bords de Loire, dans cet ancien village de pêcheurs accroché à son fleuve, que dans n’importe quel appartement parisien, c’est la campagne, encore une fois, qui s’est sentie victime de la situation. Après nous avoir relégués, après nous avoir court-circuités, voici qu’ils nous confinent, voici qu’ils nous surveillent : on pourrait traduire ainsi le sentiment qui domine, celui d’un Paris-panopticon survolant en hélicoptères nos montagnes, nos plages et nos rivières pour s’assurer que tout le monde reste tranquillement chez soi devant CNews ou BFMTV, un verre de soda à la main, comme n’importe quel Américain.

Arthur et Patrick ont sympathisé dès le début avec le mouvement des Gilets jaunes. Eux qui n’ont jamais voté, c’est la première fois de leur vie qu’ils se sentent solidaires d’un mouvement politique et qu’ils adhèrent à une révolte qui les concerne. N’étant ni ouvriers ni chauffeurs routiers, mais intermittents du spectacle, c’est-à-dire des bobos comme moi et comme beaucoup d’autres dans cette colonie d’artistes qu’est devenu, au fil du temps, le centre-bourg de Poudingue-sur-Loire, ils ne se sont pas rués sur les ronds-points pour manifester avec leurs concitoyens d’Outrefer, comme on désigne ici ceux qui n’ont pas les moyens d’acheter une ancienne maison de pêcheur avec vue sur Loire. Car les vrais Gilets jaunes, à Poudingue-sur-Loire, ce sont les habitants des HLM et des lotissements pavillonnaires relégués là-bas, de l’autre côté de la nationale et de la voie ferrée. Je ne sais pas s’ils sont complotistes. J’avoue que je ne les connais pas, ne les fréquente pas, et me contente de les croiser à la caisse d’Intermarché. Je me dis qu’entre les heures perdues au boulot, les heures perdues dans les bouchons, les heures perdues à faire les courses, les heures perdues avec les enfants, ils n’ont peut-être pas le temps, avant d’éteindre la lumière, de surfer sur les sites conspirationnistes qui abreuvent mes amis musiciens. J’ai été prof en banlieue, j’ai connu pendant quatre ans cette vie de métro-boulot-dodo. Avant ça j’ai fait de l’intérim à l’usine, et je sais à quoi ressemble un mois de travail à la chaîne en trois-huit. Arthur a travaillé à l’usine et Patrick dans la restauration, avant de décrocher leur intermittence, ils savent aussi à quoi ressemblait cette vie-là.

Mais aujourd’hui, ils vivent de leur art – ou plutôt des indemnités de l’État – et ils ont le temps, le temps de douter, le temps de remettre en question ces vérités qu’on nous assène, le temps de s’interroger, le temps de chercher une issue à cette impasse au fond de laquelle il est écrit, depuis Thatcher, qu’il n’y a pas d’alternative à l’idéologie néolibérale, à la poigne du Capital, à la pulsion consumériste. Alors ils cherchent à vivre mieux et plus frugalement, avec leurs enfants. Et ils commencent par faire sécession.

Ils n’ont jamais voté, et n’iront jamais, mais se passionnent pour les élections américaines et pour Trump, ce grand mal-aimé de la presse française. Ils n’enverront pas leurs enfants à l’école et ne les feront pas vacciner. Ils ne porteront pas de masque et surtout pas ces masques vendus au supermarché et équipés, disent-ils, de puces RFID qui servent à nous géolocaliser. Ils n’iront plus jamais à Paris, dont ils ont gardé le souvenir de jours de galère, mais si je leur dégotte un concert à la Maison de la poésie ou à l’espace Cardin, ils rappliqueront illico presto. On ne les verra plus dans les supermarchés : ils n’achèteront leurs vivres que sur le marché ou à la ferme, des produits bio de préférence, cultivés par des passionnés qui grattent la terre avec leurs ongles comme on gratte une guitare. On ne les verra plus à Nantes, aux Galeries Lafayette : ils achèteront leurs fringues dans des friperies. On ne les verra plus lire au café Le Monde, Libé – ou plutôt Ouest-France et Le Courrier de l’Ouest, vu qu’il n’y a rien d’autre à se mettre sous la dent à Poudingue-sur-Loire. Tous ces journaux sont des médias dominants, comme ils disent, qui n’ont aucune indépendance, ce qui n’est pas complètement faux. Ils n’écouteront plus France Culture ni France Inter, autres médias dominants, où j’ai eu le malheur d’être invité, ce qui suffit à faire de moi un élément suspect. Ils se sont désabonnés de Netflix, organe de promotion des valeurs de l’État profond. Comme ils n’ont jamais eu la télé, cela fait des années qu’ils n’ont pas regardé TF1 ou France 2, ces chaînes de propagande. Ils supprimeront leur compte Gmail et boycotteront Amazon. Ils ne consulteront plus Wikipédia qui jette le doute sur tous ces charlatans et ces gourous qui les hypnotisent et les maraboutent. Ils n’activeront plus la 4G pour éviter d’être traqués, repérés, géolocalisés, hameçonnés. Ils ne porteront plus leur téléphone dans leur poche et éteindront la box la nuit car ils sont électrosensibles. Tout le monde les connaît dans le village mais ils se rêvent en furtifs héroïques surgis d’une science-fiction de Damasio. Ils se méfieront des GAFAM, mais resteront tout de même connectés à Facebook, WhatsApp et Instagram, histoire d’informer leurs amis de leur actualité et d’y répandre leurs théories alternatives. Car, oui, depuis qu’ils ont déserté les médias dominants qui véhiculent sur les ondes la propagande de l’État profond, comme ils disent, Arthur et Patrick sont branchés uniquement sur des sources d’information alternatives.

La première fois que j’ai eu un doute, c’est le jour où Arthur a prononcé le nom de Dieudonné. J’avoue que je n’y étais pas préparé, c’était à l’heure de l’apéro, on dégustait un délicieux whisky à 120 euros la bouteille, cadeau de son beau-père irlandais et millionnaire, lorsque Arthur a pris l’accent africain, fait une grosse blague bien lourde et répété sur un ton goguenard le nom de Dieudonné. Je ne sais plus qui visait la blague, non ce n’était pas les Juifs, mais il suffit qu’on prononce devant moi le nom de Dieudonné, tout à coup je me rappelle que je suis juif. Après le nom de Dieudonné est venu celui de Soral, puis celui de RT. Là, j’ai reposé mon whisky sur la table basse, j’ai laissé échapper un petit hoquet, tout de même, et je lui ai demandé s’il regardait vraiment RT – Arthur ignore que RT, initiales de Russia Today, est une radio russe financée par le Kremlin. Comme il ignore que France Libre 24, la chaîne radio qui arbore le logo d’une tour Eiffel tricolore et dont il relaie les infox sur son mur Facebook, est en réalité un site web polonais d’extrême droite qui modifie les sources traditionnelles telles que l’AFP pour qu’elles correspondent à des thèmes anti-migrants, anti-islam ou climatosceptiques. Un complotiste ne vérifie jamais ses sources.

 

Mais revenons à ce vendredi 15 mai 2020. Nous sommes donc au bistrot, quelques voisins nous ont rejoints, on parle du confinement, du virus, du professeur Raoult. Et tout à coup il y a ce moment où je me sens comme Nadine Morano dans un débat politique : je ne comprends rien à ce qui se passe autour de moi. Des noms fusent dont je n’ai jamais entendu parler, des concepts que j’ignorais, des mouvements qui se réveillent, des médias que je découvre : Thinkerview, Sputnik France, AgoraTV, Fils de Pangolin, les Déqodeurs, QAnon, Noublionsrien, la liste est longue… Pendant ces deux mois, mes amis et moi, nous avons vécu sur deux planètes diamétralement opposées, et désormais nous ne parlons plus la même langue. Je fais semblant de comprendre, je les observe, j’écoute cette langue étrangère qui parle à travers eux, je me sens complètement tarte, ignorant, démuni. Je m’en veux, je me dis que je suis un conformiste, un mouton, un blaireau qui écoute sagement la radio officielle et gobe la propagande étatique assénée dans la novlangue actuelle. Je sens qu’ils jouissent de cette revanche qu’ils prennent sur moi, l’intello de service. Eux, ils ont enquêté, ils se sont renseignés, ils ont joué les détectives, ils connaissent le dessous des cartes. Ils sont plus intelligents, plus courageux, plus lucides que moi.

Au lycée, j’ai subi le même sentiment d’humiliation le jour où j’ai avoué que j’écoutais encore Queen alors qu’ils étaient tous passés à Blur ou Oasis. Je m’en veux de m’être réfugié dans la littérature tandis qu’eux faisaient l’effort de comprendre la crise qui nous secoue. Je me dis qu’il n’y a pas de complotistes mais seulement des citoyens ordinaires, de braves gens qui veulent comprendre la marche du monde, et qui en ont assez qu’on les mène en bateau. Lorsque je demande à Patrick à qui profite le crime, il répond toujours avec son air de prophète : on ne tardera pas à le savoir ! Derrière le prétexte du virus se trame selon lui une conspiration mondiale, qui vise à instaurer un univers totalitaire digne de 1984.

Soudain, je me raccroche à un nom familier : celui de Michel Onfray. Ouf, celui-là, je le connais. À mi-voix, je laisse échapper l’idée que je me fais du philosophe démagogue et de sa dérive progressive vers l’extrême droite. Embarrassés, les voisins se lèvent de table, leurs enfants les attendent pour dîner. Je sens que j’ai touché à une vache sacrée et que je risque l’excommunication. Michel Onfray, pour eux, c’est encore le fondateur des universités populaires, l’homme qui a combattu le FN, le nietzschéen de gauche. Prenant pitié de mon retard, Arthur me propose de m’apporter le lendemain le premier numéro de Front populaire, la nouvelle revue de l’intellectuel louche à lunettes rectangulaires. En échange, je lui confierai mon exemplaire du Gai Savoir, le livre qui est selon moi le meilleur antidote contre le ressentiment.

 

Au bout de quelques heures de discussion, Arthur et moi décidons de jouer les prolongations, sur ma terrasse au bord de la Loire. Je commande une pizza quatre fromages. En découpant la pizza, je laisse Arthur développer sa version alternative des faits. Comment ça, je ne sais pas que le virus a été fabriqué en laboratoire ? Il me fait écouter une interview du professeur Montagnier au micro d’André Bercoff, sur Sud-Radio, dans lequel le Prix Nobel de médecine nous révèle l’origine du virus : un agent pathogène issu de manipulations génétiques dans un laboratoire P4 de Wuhan où des chercheurs auraient tenté de mettre au point un vaccin contre le Sida. Je fais mine de mordre à l’hameçon et lui demande ingénument à qui profite le crime. La réponse ne tarde pas à jaillir : ce sont Bill Gates – autrement dit Big Brother – et Big Pharma qui sont derrière tout ça, Bill Gates et Big Pharma qui veulent nous imposer un vaccin mondial, Bill Gates et Big Pharma qui veulent vacciner nos enfants contre leur gré. Or, il est bien connu que les vaccins causent chez les enfants une épidémie d’autisme et qu’il existe tout un marché pédo-satanique qui profite de cette situation en abusant de ces enfants démunis. C’est le Pizzagate, me dit Arthur en avalant sa part de pizza quatre fromages. Cheese Pizza serait le nom de code utilisé dans les cercles démocrates pour « child pornography ». Tandis que j’avale ma part de pizza de travers, des noms se mettent à fuser dans la conversation : Jeffrey Epstein, Woody Allen, Roman Polanski, Jack Lang, Daniel Cohn-Bendit.

Tiens, tiens, vous ne voyez pas le point commun entre ces noms qui n’ont a priori rien à voir ? Le complotisme, c’est une pelote sans surprise : on croit tirer un fil sans queue ni tête mais c’est tout un paquet de fils qui vient, des fils entremêlés, de toutes les couleurs, mais qui mènent toujours à la même bobine vieille de plusieurs millénaires, avec les mêmes obsessions, les mêmes boucs émissaires. Jeffrey Epstein, Woody Allen, Roman Polanski, Jack Lang, Daniel Cohn-Bendit sont des noms juifs. De même qu’Agnès Buzyn et Yves Lévy, ce qui n’aura pas échappé à la perspicacité du député européen RN Gilbert Collard, qui sous-entend sur son blog qu’ils nous auraient menti sur le virus dans l’intérêt de Big Pharma, le veau d’or sur l’autel duquel nous irions sacrifier nos enfants.

Moi, si on vaccine de force mon gamin, je tue la personne, me dit Arthur qui m’affirme qu’un énorme réseau de pédosatanistes sévit à deux pas d’ici, aux portes d’Angers. Je ne peux pas me sentir concerné, je suis comme Macron, Merkel et tant d’autres dirigeants, je suis un DINK, un double income no kids, le stade suprême du bobo, parvenu à un tel degré d’égocentrisme qu’il ne souhaite même pas se reproduire. J’avoue que je n’ai plus très envie de me reproduire dans ce monde de fous tiraillé entre des politiciens sans scrupule, des intégristes religieux et des illuminés maraboutés par des gourous. Et puis je n’ai pas le temps : je travaille trop pour avoir des enfants, je ne suis pas intermittent du spectacle, je cumule les métiers, je suis directeur associatif le jour et écrivain la nuit.

 

Quelques jours plus tard, en revenant du bureau à vélo, je croise Arthur en train de promener ses enfants dans leur poussette. Je descends de ma bécane et nous faisons le trajet du retour côte à côte, tout en gardant cette distance de sécurité qu’on nous impose. Il me parle encore une fois de son obsession du moment, l’État profond. Je lui demande de me donner des noms. Cette fois-ci, c’est celui de Jacques Attali qui surgit dans la conversation. Si, aux États-Unis, l’État profond, c’est Georges Soros et sa fondation, en France, c’est Jacques Attali. Car Jacques Attali, qui tire les fils de nos marionnettes, qui a fabriqué Macron avec l’appui des Rothschild, qui a placé Macron sur le trône de France, Jacques Attali sait tout avant tout le monde, me dit Arthur, au point qu’il sait même que la prochaine élection présidentielle en France verra l’accession d’une femme au pouvoir suprême. Je lui dis qu’après les dégâts du macronisme, le mouvement des Gilets jaunes, la gestion catastrophique de la crise sanitaire, l’amplification de la menace terroriste, rien n’est plus certain. Et que le nom de cette femme, nous le connaissons tous, mais qu’il y a peu de chances, cette fois-ci, pour que Jacques Attali tire les ficelles d’une telle marionnette.

 

Je rentre chez moi très inquiet. Je repense à mes lycéens, du temps où j’étais prof d’histoire-géo, en banlieue parisienne, qui venaient me voir à la fin des cours avec des billets d’un dollar pour me montrer les symboles judéo-maçonniques qui se dissimulent derrière les emblèmes américains et prouvent que les Juifs et les francs-maçons gouvernent le monde. Et si mes amis n’étaient pas seulement complotistes mais antisémites, d’un antisémitisme inconscient, rampant, sournois, larvaire, qui circule sur les réseaux sociaux ? Le nouvel antisémitisme qui sévit sur les réseaux sociaux agit par name-dropping : pas question d’accuser, comme autrefois, les Juifs de vouloir gouverner le monde à la manière des Protocoles des Sages de Sion : il s’agit à présent de balancer quelques noms à consonance juive dans un magma conspirationniste mêlant contestation politique, accusation morale et soupçon de corruption : à une époque où le ressentiment à l’égard de nos gouvernants va croissant, les paranoïaques en perte de repère, inquiets face à la pandémie mondiale, englués dans leurs hantises par le confinement, repliés sur leur cocon familial, se voient rassurés car ils identifient les victimes potentielles, les innocents perpétuels, leurs enfants ; ceux qui savent lire entre les lignes et repérer les noms sauront identifier à leur tour nos boucs émissaires de toujours et les désigner à la vindicte populaire. Les réseaux sociaux qu’on devrait appeler antisociaux, qui répandent la nouvelle opinion publique, c’est-à-dire le nouvel opium du peuple, qui font circuler les rumeurs les plus folles, planifient les lynchages, réduisent la société à une meute, où il n’y a pas de police, pas de justice, où Hitler peut contredire Einstein et Lyssenko Vavilov, nous promettent un nouveau Moyen Âge et de nouveaux bûchers.

 

Le point de non-retour est atteint quelques jours plus tard. Arthur, qui, désormais, ne cache plus ses convictions politiques, roule ouvertement pour Trump sur les réseaux sociaux. Il diffuse sa propagande, relaie ses blagues nauséabondes, applaudit à la moindre prise de parole de son mentor. Selon lui, les médias français font du Trump-bashing à longueur de journée car Trump dérange en haut lieu. En effet, le président des États-Unis serait sur le point de démanteler un vaste réseau pédo-sataniste d’envergure mondiale qui impliquerait Hillary Clinton, Barack Obama, le prince Andrew, Brigitte Macron… Et ce trumpillon, sur son mur se prend soudain pour Jésus-Christ à la veille du couvre-feu : « Heureusement, il reste une flamme de lucidité, et la désobéissance revient. Merci Nice, merci Marseille… Vous avez la chance d’être plus loin de Paris que nous. Mais vous nous donnez du courage, pour nous aussi désobéir. Quand ce jacobinisme cessera-t-il ? Cette caste parisienne qui étouffe les forces de terrain ? J’ai la foi. Et je le dis : le monde retors, le monde à l’envers, les symboles renversés, la bête parmi nous, la haine du mot peuple, la haine de l’égalité, c’est bientôt du passé. Le réveil se fait, petit à petit, mais solide. Sartre disait : Jamais nous n’avons été plus libres que sous l’occupation allemande. Eh bien, nous y sommes de nouveau. Jamais nous n’avons été aussi libres que sous la propagande Covid. Tous nos actes sont auréolés de cette lumière de liberté. J’ai la foi et j’ai foi en vous. »

Les complotistes, ça ose tout, c’est même à ça qu’on les reconnaît ! Les complotistes n’ont pas peur d’être attaqués pour diffamation car ils agissent dans une sphère d’impunité qui échappe en grande partie aux règles juridiques régissant la prise de parole publique. Le complotisme est la religion de l’ère numérique : on y croit ou on n’y croit pas. Il a ses prosélytes, ses détracteurs, ses compagnons de route, ses complices objectifs, ses alliés de circonstance, ses angélistes, ses sectes et ses sous-sectes, les platistes-qui-croient-que-la-terre-est-plate, les septembrosceptiques-qui-croient-que-le-11-Septembre-est-une-machination-de-la-CIA, les illuminatistes-qui-croient-que-les-Illuminati-gouvernent-le-monde, les reptilistes-qui-croient-que-les-reptiliens-dominent-la-planète, les covidosceptiques-qui-croient-que-le-virus-n’existe-pas-ou-a-été-fabriqué-en-laboratoire.

Le principe actif du complotisme, c’est l’inversion dans l’ordre de l’interprétation des faits. On part d’une conséquence voulue (la réélection de Trump, la défaite de Macron, l’échec de la démocratie, la dislocation de l’Union européenne) ou d’une finalité crainte et fantasmée (le gouvernement totalitaire global) et l’on recherche les indices qui peuvent mener à la cause (la fabrication du virus en laboratoire, l’existence d’un réseau pédo-sataniste mondial). C’est ainsi que prospèrent toutes les religions : la croyance dans l’existence de Dieu présuppose toutes les manifestations de sa sainteté. Mais c’est une religion noire, où il n’est jamais question d’amour ou de lumière mais de haine et de ténèbres, car le complotiste, croyant agir par humanité, pour libérer les hommes de l’aveuglement, agit en réalité par ressentiment. Au fond de lui, il y a un homme blessé. Michel Onfray est un homme blessé. Soral, Dieudonné, Chouard ou Crèvecœur sont des hommes blessés. Arthur est un homme blessé. Lorsque je lui demande pourquoi il déprime et s’inquiète alors qu’il vit de son art, alors que sa vie est agréable, son cadre de vie confortable, il me répond qu’au contraire, il va très bien, surtout depuis qu’il a pénétré dans les arcanes du pouvoir global et compris comment le monde fonctionne. Croire que le monde est gouverné dans les coulisses par des êtres malfaisants le rassure et lui permet de se consoler, lui qui est un bon mari et un père aimant, de ne pas participer à la gouvernance mondiale. Mais cette satisfaction de façade masque une blessure profonde : Arthur sait qu’il appartient, avec son accordéon et ses partitions, à un monde en voie de disparition. S’il aime tant Donald Trump, c’est qu’il s’identifie à lui, c’est que Trump, en apparence, lui ressemble : comme lui il est occidental, blanc, blond, grand, fort, hétérosexuel, issu d’une famille bourgeoise et chrétienne. Comme lui, il n’a pas de bagage intellectuel et se vit en self-made-man qui ne doit rien à personne. Comme lui, il croit en toutes sortes de théories fumeuses qui lui permettent de décomplexifier son appréhension du monde et de le faire entrer dans sa grille manichéenne. Comme lui, il défend une vieille idée de la nation, de la famille et du travail. Son épouse, qui est femme au foyer, s’occupe des enfants, des courses et de la cuisine. Pendant ce temps, il peut jouer de l’accordéon et donner libre cours à son inspiration, faire entendre à toutes et à tous les harmonies nées de son sous-sol qui expriment la bonté de son génie incompris. Il a juste oublié que Trump, comme la plupart des gens qu’il croit régir le monde, est avant tout un milliardaire, un pur produit de l’idéologie néolibérale et de l’emprise du Capital. 

Vous avez aimé ? Partagez-le !