Le plus extraordinaire, dans les Protocoles des Sages de Sion, ce n’est pas tant l’histoire de leur naissance que celle de leur réception. Que ce faux ait été produit par divers services secrets et les polices d’au moins trois pays, concoctés par le collage de textes différents, est un fait désormais bien connu. 

Dans un de mes essais, j’identifie d’autres sources dont les spécialistes n’ont pas tenu compte : par exemple, dans les Protocoles, le « plan juif » de conquête du monde suit, parfois à la lettre, le plan jésuitique que dévoile Eugène Sue d’abord dans Le Juif errant (1844-1845), puis dans Les Mystères du peuple (1849-1857) : les similitudes sont tellement marquées qu’on est tenté d’en conclure que Maurice Joly lui-même (satiriste français dont le pamphlet, paru en 1864, passe pour l’ancêtre direct des Protocoles) s’était inspiré des romans de Sue.

Mais il y a plus. Les spécialistes des Protocoles ont précédemment reconstitué l’histoire de Hermann Gödsche, qui, dans son roman Biarritz, écrit en 1868 sous le pseudonyme de sir John Retcliffe, raconte comment les représentants des douze tribus d’Israël tinrent conclave dans le cimetière de Prague afin d’organiser la conquête du monde. Cinq ans plus tard, dans une brochure russe (Les Juifs, maîtres du monde), la fiction de Gödsche est rapportée comme si la chose s’était véritablement produite. En 1881, Le Contemporain reprit l’épisode, assurant la tenir de source sûre – du diplomate britannique sir John Readcliff lui-même. Plus tard encore, en 1896, François Bournand reprit les arguments du Grand Rabbi, qui porte désormais le nom de John Readclif, dans son livre Les Juifs, nos contemporains. Ce que personne n’a remarqué, cependant, c’est que Gödsche n’avait fait que copier une scène du Joseph Balsamo (1849) d’Alexandre Dumas. Là, le romancier raconte une entrevue entre Cagliostro et d’autres conjurés maçonniques où ils trament l’affaire du Collier de la reine (1785) et, avec ce scandale, créent le climat propice à la Révolution française.

Ce patchwork d’œuvres largement fictives fait des Protocoles un texte incohérent qui trahit aisément la patte des faussaires. Il n’est pas crédible, sinon dans un roman-feuilleton ou dans un grand opéra, que les « sales types » expriment leurs mauvais desseins de manière aussi franche et sans vergogne, qu’ils affirment, à l’instar des Sages de Sion que « rien ne contient leur ambition, qu’ils sont mus par une cupidité effrénée, un désir implacable de vengeance et une haine intense ». Si l’on commença par prendre les Protocoles au sérieux, c’est qu’ils furent d’abord présentés comme une révélation sensationnelle et, finalement, digne de foi.

 

Mais ce qu’on a peine à croire, c’est que ce faux soit rené de ses cendres chaque fois que quelqu’un a démontré qu’il s’agissait, sans l’ombre d’un doute, d’un faux. C’est alors que le « roman des Protocoles » prend réellement des allures de fiction. En 1921, après que le Times de Londres eut publié un article révélant que les Protocoles étaient l’œuvre d’un plagiaire, de même que chaque fois qu’une autre source autorisée a confirmé la nature spécieuse des Protocoles, il s’est trouvé quelqu’un pour le publier à nouveau en protestant de son authenticité. Et l’histoire continue d’aller bon train aujourd’hui sur l’Internet. Tout se passe comme si, après Copernic, Galilée, Kepler, on persistait à publier des manuels prétendant que le Soleil tourne autour de la Terre.

Comment expliquer cette résilience envers et contre tout, et l’attrait pervers que ce livre continue d’exercer ? On peut trouver la réponse dans le travail de Nesta Webster, auteur antisémite qui passa sa vie à étayer ce tableau du complot juif. Dans un ouvrage consacré aux sociétés secrètes et aux mouvements subversifs, elle paraît bien informée, mais voici sa conclusion :

La seule opinion à laquelle je me sois tenue est que, authentiques ou non, les Protocoles représentent le programme d’une révolution mondiale, et que, vu leur nature prophétique et leur extraordinaire ressemblance avec les protocoles de certaines sociétés secrètes du passé, ils furent l’œuvre soit d’une telle société, soit de quelqu’un si profondément versé dans la tradition de la société secrète qu’il put en reproduire les idées et la phraséologie.

Le raisonnement est sans faille : « Puisque les Protocoles disent ce que j’ai dit dans mon histoire, ils le confirment » ; ou « Les Protocoles confirment l’histoire que j’en ai tirée, et sont donc authentiques ». Mieux encore : « Les Protocoles pourraient être faux, mais ils disent exactement ce que pensent les Juifs et doivent donc être considérés comme authentiques. » Autrement dit, ce ne sont pas les Protocoles qui produisent l’antisémitisme : c’est le besoin profond de désigner un Ennemi qui mène les gens à y croire. 

Extraits de l’introduction du Complot, de Will Eisner
© Grasset & Fasquelle, 2005, pour la traduction française

 

 

Vous avez aimé ? Partagez-le !