L’idée d’un complot mondial animé par les Juifs et les francs-maçons, apparu après la Révolution française, est-elle la première théorie complotiste de l’époque contemporaine ?

C’est en tout cas le premier mythe complotiste mondialisé. Avec Les Protocoles des Sages de Sion, ce faux vraisemblablement fabriqué par les services secrets tsaristes et traduit dans toutes les langues, on atteint réellement une diffusion planétaire. Et quand bien même la preuve définitive de son inauthenticité a été apportée en 1921, son succès ne se dément pas. Après la Seconde Guerre mondiale et la Shoah, alors qu’il était devenu compliqué de se déclarer ouvertement antisémite, cette théorie a muté. Le thème du « complot sioniste », largement alimenté par les Soviétiques, a pris le relais. Environ un Français sur cinq approuve aujourd’hui l’idée qu’« il existe un complot sioniste à l’échelle mondiale ».

Quelles sont les autres grandes théories du complot au XXe siècle et comment sont-elles nées ?

Il n’en existe pas avec une telle puissance d’évocation. En revanche, on observe la circulation d’une myriade de théories du complot qui s’accrochent à des faits d’actualité. Cela va de l’assassinat du président Kennedy au Covid-19, prétendument fabriqué en laboratoire, en passant par les attentats du 11 Septembre et le réchauffement climatique. À chaque fois, plusieurs ingrédients sont nécessaires pour que la mayonnaise complotiste prenne : un événement marquant qui puisse être instrumentalisé politiquement ; la désignation d’un « principe maléfique » – la CIA, les Rothschild ou « le Nouvel Ordre mondial » ; des coïncidences troublantes et des zones d’ombre qui peuvent être montées en épingle ; enfin, un mythe complotiste préexistant qui puisse accueillir cette nouvelle théorie du complot, s’en nourrir et l’alimenter en retour.

Mais toutes ces « théories » n’ont pas le même degré de vraisemblance…

C’est vrai. Ce n’est pas la même chose de croire que la CIA est derrière l’assassinat de JFK – puisque la CIA existe bel et bien – et de croire que le monde est dirigé secrètement par des extraterrestres. Mais toutes les théories du complot n’ont pas non plus la même nocivité : ceux qui estiment par exemple que les dirigeants de notre monde sont des reptiles humanoïdes suscitent surtout le rire et la dérision ; en revanche, accréditer l’idée que Barack Obama mentait sur son acte de naissance a des effets autrement plus préoccupants pour une démocratie.

Passons-nous progressivement de théories accusant des sociétés secrètes à des théories qui visent les gouvernements ?

Je n’en suis pas sûr. Les théories du complot qui reposent sur le prétendu pouvoir des sociétés secrètes sont toujours actives. Prenez le phénomène QAnon qui a émergé il y a trois ans aux États-Unis dans le sillage de l’élection de Donald Trump : le président a avancé très vite l’idée qu’un « État profond » – la haute administration et les services secrets – sabotait son mandat en l’empêchant de gouverner. Cette théorie a prospéré, faisant écho au mythe selon lequel les élites du Parti démocrate seraient compromises avec un vaste réseau pédocriminel.

Que signifie QAnon et comment cette théorie s’est-elle diffusée ?

La lettre Q est censée désigner un niveau d’habilitation qui équivaut peu ou prou à notre « secret-défense ». C’est sous ce nom qu’est apparu sur un forum de discussion un compte anonyme (d’où le « Anon ») distillant régulièrement des messages sibyllins provenant soi-disant d’un haut fonctionnaire. Une communauté de décrypteurs des messages de Q s’est rapidement constituée, persuadée que l’Amérique est en réalité gouvernée par une société secrète, la « cabale » – dont le nom a évidemment une résonance très particulière – qui ferait la pluie et le beau temps dans les lieux de pouvoir. Dans le bouillonnement très anarchique de ce phénomène, les Clinton, mais aussi Jeffrey Epstein ou l’homme d’affaires George Soros sont particulièrement visés.

Internet a-t-il accéléré cet état des choses ?

Internet a redistribué les cartes en sortant de la confidentialité des thématiques complotistes qui n’étaient connues que du petit nombre. Aujourd’hui, elles touchent un public infiniment plus vaste. Une vie ne suffirait pas à visionner toutes les vidéos postées sur YouTube qui prétendent que la Terre est plate ! Le terrain numérique, extensible à l’infini, boosté par le haut débit, est occupé de manière permanente par les complotistes. Cet écosystème donne une chance historique aux complotistes de se développer. Internet, tel qu’il existe aujourd’hui, est comme une serre tropicale à l’abri de laquelle ces idées toxiques peuvent s’épanouir comme jamais.

Peut-on dire qu’avec Internet, le complotisme est désormais en libre-service ?

C’est exactement cela. Pour lire Les Protocoles des sages de Sion dans les années 1990, il fallait se rendre dans une librairie d’extrême droite ou connaître quelqu’un ayant accès à ce genre de littérature. Aujourd’hui, vous trouvez le texte intégral en deux clics. L’accès à ce type de contenu ne pose plus de problème. Or les conséquences peuvent être tragiques. Les passages à l’acte violent sont souvent, on le sait, préparés par des mots. Les terroristes, qu’ils se réclament de l’islam, de la « race blanche » ou de la civilisation chrétienne, sont tous animés par des visions du monde où le complotisme est présent.

Quels sont les publics les plus sensibles aux théories du complot ?

Les grandes variables prédictives sont l’âge, le diplôme, le niveau de vie, la sympathie politique et surtout la manière de s’informer. Ceux qui ont une plus grande propension à adhérer aux théories du complot sont les moins de 25 ans, significativement plus perméables à ces idées que les plus de 65 ans. Par ailleurs, plus on est aisé et diplômé et moins on y croit même si ces variables n’immunisent jamais complètement contre le complotisme. En outre, ce public se retrouve plutôt aux deux extrémités du spectre politique avec une surreprésentation à l’extrême droite. Ce sont les grandes tendances. Mais elles souffrent évidemment des exceptions. Ainsi, l’idée que l’assassinat de Kennedy est le résultat d’un complot et non le fait d’un tireur isolé progresse avec l’âge. Les seniors y sont les plus sensibles, probablement parce qu’ils ont été contemporains de l’événement et ont donc été plus exposés que la moyenne aux idées complotistes sur le sujet. La manière dont chaque génération est socialisée politiquement semble jouer un rôle crucial dans l’adhésion à cet imaginaire complotiste.

Le fait de s’informer prioritairement sur les réseaux sociaux et les plateformes de vidéos en ligne est corrélé à une plus grande adhésion aux théories du complot. De sorte que, par simple remplacement générationnel, il est probable que nous vivrons dans dix ou vingt ans dans des sociétés où cet imaginaire complotiste aura plus d’influence qu’il n’en a aujourd’hui. Avec d’inévitables conséquences politiques…

Peut-on déconstruire les théories du complot par des arguments rationnels ou est-on désarmé ?

La loi permet déjà de réprimer les contenus complotistes relevant ouvertement de la provocation à la haine. La dérision est une autre réponse, mais elle ne convainc souvent que ceux qui n’ont déjà plus besoin de l’être. L’éducation aux médias et à l’information, l’apprentissage de la méthode scientifique, la culture historique constituent sans doute une prophylaxie précieuse contre le complotisme. Nous ne sommes donc pas complètement désarmés. Il faut inlassablement contre-argumenter, en pariant sur la capacité de la grande majorité des gens à entendre des arguments rationnels fondés sur des preuves et sur la logique. La critique du complotisme de même que le fact-checking sont indispensables pour endiguer le phénomène. Ces fameuses « théories » tirent leur pouvoir d’attraction de l’effet de dévoilement, et donc du plaisir intellectuel qu’elles suscitent, mais aussi de leur puissance d’intimidation. En juxtaposant un nombre incalculable d’arguments, aussi creux ou faibles soient-ils, elles parviennent à insinuer le soupçon sur les faits les mieux établis.

Le complotisme semble se greffer en permanence sur l’actualité. La pandémie à laquelle nous sommes confrontés en est-elle encore la preuve ?

Oui. Cela a commencé dès le 20 janvier sur les réseaux sociaux. Plusieurs « théories » ont alors commencé à circuler : arme biologique américaine pour déstabiliser la Chine ; plan de « Big Pharma » pour nous vendre des vaccins ; complot de Pékin pour réduire sa propre population excédentaire… L’Administration américaine a privilégié la thèse qui voudrait que le virus se soit échappé d’un laboratoire de haute sécurité biologique situé à Wuhan, et Donald Trump lui-même ne cesse de parler de « virus chinois », ce qui vient flatter la croyance selon laquelle celui-ci aurait été créé artificiellement. Une thèse voisine a été exploitée par le régime chinois qui a lui-même suggéré qu’il s’agissait d’une arme biologique introduite sur son territoire par l’armée américaine.

Deux des plus grandes puissances mondiales en arrivent à utiliser des théories du complot comme armes de propagande. C’est d’autant plus inquiétant quand c’est le fait d’un gouvernement démocratique… Voilà un indicateur du dérèglement de la démocratie américaine.  

Propos recueillis par LAURENT GREILSAMER

 

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