Chez nous, la violence était là depuis toujours. Petite, je blottissais mon esprit dans un coin pour ne pas la voir, ne pas l’entendre, mais mon corps, lui, savait la détecter. Il avait appris à percevoir, à pressentir sa venue. Sa déferlante, je la captais. En observant ma mère, en ressentant ses émotions, je percevais sa nervosité. Ses gestes brusques. La tension. Sans même m’en rendre compte, enfant, je vivais en apnée. Mais grandir, c’est prendre du recul, ouvrir sa conscience, parfois malgré soi : avec le temps, j’ai associé les pleurs et les cris à des images de mon enfance ; j’ai fait le lien. J’ai pris conscience de ce qu’était la violence. J’ai compris, par exemple, que lorsque ma mère nous mettait à table et nous faisait manger sans que notre père soit rentré du travail, cela signifiait qu’il se passerait quelque chose. C’était comme si le temps s’arrêtait dans un silence assourdissant. Nous mangions donc tous les trois, mon frère, ma sœur et moi, avec notre mère tendue à nos côtés. Je remarquais les coups d’œil lancés vers la porte d’entrée, vers la pendule. Les gestes nerveux pour remplir une assiette. Elle n’était déjà plus avec nous. J’ai compris plus tard qu’elle était enfermée dans sa propre peur à ce moment-là. Un schéma se mettait alors implacablement en place dans ma tête. Un schéma avec plusieurs possibilités : 1) il rentre, il va se coucher ; 2) il rentre, il cherche le conflit, mais ma mère réussit à le calmer et il se couche ; 3) il casse tout, tape notre chien, menace notre mère et part se coucher ; 4) il tape et nous met dehors. Et cetera. La violence intrafamiliale m’a obligée à développer des aptitudes, à apprendre à échafauder des stratégies pour être en capacité de réagir : action ou repli. Quand nous sentions ce genre de tensions au dîner, nous décidions, mon frère et moi, de ne pas nous déshabiller. Nous gardions nos chaussures aux pieds et nos cartables prêts, au cas où nous nous retrouverions dans le cas de figure numéro 4. Nous devions pouvoir nous échapper au plus vite. Nous vivions en huis clos, baignant dans cette violence, mais nous n’en parlions pas. Laurence, ma sœur, se l’explique aujourd’hui ainsi : « Enfant, on pense que tout le monde vit la même chose. »

Je voyais en « mon père » deux hommes : le bon, celui qui était capable d’être avec nous, de jouer aux cartes, celui avec qui on regardait un film, en famille ; et le mauvais, celui qui s’énervait, cassait les objets, plus précisément ceux de notre mère, qui la tapait, la faisait pleurer, nous faisait pleurer. Enfant, je l’aimais et le détestais à la fois. Plus je gagnais en maturité, plus les interrogations, la colère, l’envie de s’échapper grandissaient. Je me demandais : pourquoi ? Pourquoi ce comportement ? Pourquoi faisait-il cela ? Je l’examinais comme si j’étais derrière une vitre pour essayer de comprendre l’incompréhensible. J’observais en silence le couple que formaient mes parents : lui qui pleurait, s’excusait après les coups, et elle qui pardonnait.

Et puis un jour, il l’a tuée. Devant nos yeux d’enfants. C’était il y a trente-sept ans. Mes stratégies ont volé en éclats : je n’avais jamais envisagé cette possibilité. En grandissant, dans ma vie, j’ai cherché à en élaborer toujours plus : pour anticiper toute éventualité, pour ne plus échouer, pour me protéger. Laurence, elle, dit s’être construite comme elle pouvait, avec les moyens du bord. Elle se répétait qu’il y avait pire, et elle a avancé en évitant de regarder derrière, fermée au passé. Ma vie de petite fille, de jeune fille, puis de femme s’est construite sur ces mécanismes de défense. Ces derniers me rassuraient et m’épuisaient à la fois. J’étais toujours sur le qui-vive. Je n’ai pas eu peur des hommes en général, peut-être parce que j’avais compris très vite que la violence répondait à une question de personnalité et non de genre. Je me méfie des hommes ivres, des hommes qui ne paraissent pas être ce qu’ils sont. Je pensais les détecter à mille lieues, et pourtant, au cours de ma vie de femme, il m’est arrivé de me laisser à nouveau surprendre par eux. La violence m’a suivie, car personne ne m’avait jamais dit qu’il était inacceptable qu’un homme porte la main sur une femme. On aurait pu croire que cela était une évidence. Cela ne l’est pas lorsque votre mémoire porte en elle ces sons et ces images. Laurence parle d’héritage, quoiqu’un héritage puisse se refuser, alors que le traumatisme, non. Elle sait que ces traumatismes ont rendu ses relations avec les autres difficiles. Manque de confiance, problèmes de communication. Elle ne sait toujours pas demander de l’aide, elle qui a toujours eu le sentiment de devoir se débrouiller seule.

De mon côté, à 50 ans, j’apprends petit à petit à lâcher prise, à enrayer les mécanismes. J’essaye d’apprivoiser la peur, d’accepter de ne pas tout contrôler, mais je reste un peu sauvage et j’ai du mal à faire confiance. Mes émotions sont toujours exacerbées et mon corps continue de parler à ma place. Eczéma, allergies, asthme. Mon cerveau, qui ne connaît pas le mode « off », teinte encore parfois mes nuits d’un sentiment de grande solitude ou de cauchemars. Je connais encore trop bien la dépréciation de soi, ce sentiment qui va et vient de ne valoir rien. Voici, pour les survivants, les cicatrices de la violence conjugale. 

 

Vous avez aimé ? Partagez-le !