C’étaient de très grands vents sur toutes faces de ce monde,
De très grands vents en liesse par le monde, qui n’avaient d’aire ni de gîte,
Qui n’avaient garde ni mesure, et nous laissaient, hommes de paille,
En l’an de paille sur leur erre… Ah ! oui, de très grands vents sur toutes faces de vivants !

Flairant la pourpre, le cilice, flairant l’ivoire et le tesson, flairant le monde entier des choses,
Et qui couraient à leur office sur nos plus grands versets d’athlètes, de poètes,
C’étaient de très grands vents en quête sur toutes pistes de ce monde,
Sur toutes choses périssables, sur toutes choses saisissables, parmi le monde entier des choses…

Et d’éventer l’usure et la sécheresse au cœur des hommes investis,
Voici qu’ils produisaient ce goût de paille et d’aromates, sur toutes places de nos villes,
Comme au soulèvement des grandes dalles publiques. Et le cœur nous levait
Aux bouches mortes des Offices. Et le dieu refluait des grands ouvrages de l’esprit.


Car tout un siècle s’ébruitait dans la sécheresse de sa paille, parmi d’étranges désinences : à bout de cosses, de siliques, à bout de choses frémissantes,
Comme un grand arbre sous ses hardes et ses haillons de l’autre hiver, portant livrée de l’année morte ;
Comme un grand arbre tressaillant dans ses crécelles de bois mort et ses corolles de terre cuite —
Très grand arbre mendiant qui a fripé son patrimoine, face brûlée d’amour et de violence où le désir encore va chanter.

« Ô toi, désir, qui vas chanter… » Et ne voilà-t-il pas déjà toute ma page elle-même bruissante,
Comme ce grand arbre de magie sous sa pouillerie d’hiver : vain de son lot d’icônes, de fétiches,
Berçant dépouilles et spectres de locustes ; léguant, liant au vent du ciel filiales d’ailes et d’essaims, lais et relais du plus haut verbe —
Ha ! très grand arbre du langage peuplé d’oracles, de maximes et murmurant murmure d’aveugle-né dans les quinconces du savoir…

 

« Nul homme n’est une île », expliquait John Donne : chacun de nous est un « morceau du continent, une part de l’ensemble ». Et la mort de tout homme nous diminue. C’est dire que les variations des flux de marchandises ne doivent pas nous cacher l’internationale effective des esprits. Et ce, quels que soient les malheurs traversés. Saint-John Perse écrit Vents en 1945, alors que la guerre a pris fin en Europe. Depuis qu’il a été relevé de ses fonctions diplomatiques, il vit aux États-Unis. Son long poème de renaissance naît dans les vents du Maine. On y reconnaît, dans de premiers versets admiratifs, la puissance destructrice des ouragans atlantiques. Car, à des hommes creux, et pleins de paille, comme en jachère spirituelle, il faut un élan qui vienne de l’extérieur. Quelque chose comme l’aspiration de l’inconnu qui fit partir les grands explorateurs. Un désir de connaître qui semble venir des choses mêmes. Faut-il, pour autant, l’associer à la disparition des frontières et des douanes, comme à des ouvrages périmés de nos sociétés ? Le propos de Saint-John Perse ne dérive pas des sciences économiques : le poète oppose plutôt des puissances de dispersion à des forces d’inertie. Il est « la mauvaise conscience de son temps », dans un siècle peu intéressé par le mystère. Et si l’Histoire, que l’écrivain croyait saisonnière, s’apprêtait à de nouveaux fruits, et à de grandes mutations ?  

 

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