Les chiffres ont conquis le monde. Ils ont efficacement démontré leur utilité pour mesurer des grandeurs, les comparer, les ajouter, les multiplier. Au risque de se substituer au réel qu’ils sont censés décrire. 

Les praticiens des sciences dites « dures » le savent pourtant : aucune réalité physique ne se laisse circonscrire dans un chiffre. Mesurer la longueur d’une poutre ? Rien de plus simple en apparence : un mètre suffit. Les ingénieurs structure ne se contentent pas d’une mesure aussi rudimentaire : selon la température de la pièce, selon son degré d’hygrométrie, cette poutre n’aura pas la même longueur. Une seule mesure ne suffit pas à décrire l’objet : il faudra également renseigner ses propriétés de dilatation. 

La mesure du monde social est confrontée aux mêmes enjeux, avec un degré de complexité supplémentaire. Contrairement aux objets du monde physique, les acteurs sociaux ont la capacité d’agir sur l’observateur et sur les conventions qu’il utilise. Exemple classique : les statistiques policières, fabriquées à partir des crimes et délits constatés, augmentent lorsque les agents redoublent d’efforts et démultiplient mécaniquement le nombre d’infractions traitées. De même, dans les années 1980, le « port de charges lourdes » a subitement augmenté dans les enquêtes nationales sur les conditions de travail, notamment chez les infirmières. Bug informatique ? Non : des mobilisations sociales importantes ont fait émerger une parole sur la pénibilité de certaines activités et, pour les infirmières, le patient manipulé pour les soins est devenu une « charge lourde ». L’évolution statistique ne renseigne ainsi pas un changement qualitatif du travail, mais une appréhension différente de ce qu’est une charge lourde.

Ces exemples illustrent combien l’alternative habituellement présentée entre les vrais/faux chiffres est pernicieuse. Comme toute tentative de description du réel (chiffrée ou non), le véritable enjeu est d’en estimer, non pas la véracité, mais la pertinence : le chiffre qu’on me soumet est-il adapté à l’usage que je veux en faire ? Répond-il correctement à la question posée ? Cessons d’attribuer aux chiffres un pouvoir démesuré ou au contraire de les disqualifier comme le fruit d’une manipulation  (autre facette d’un même défaitisme), et revenons à la dimension fondamentalement politique de la construction des grandeurs mesurées ! Replacer les chiffres dans les contextes sociaux qui les ont vus naître leur redonne toute leur épaisseur humaine, faite d’enjeux et de controverses, loin du piédestal ou du pilori sur lesquels ils sont généralement placés. Les statistiques, comme toute proposition d’appréhension de la complexité du réel, sont des objets discutables et à discuter, qui offrent un point de vue sur le monde. 

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