« La transition énergétique comporte sa part d’ombre »
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Métaux critiques, métaux rares, terres rares… De quoi parle-t-on exactement ?
On confond souvent ces termes – même le président des États-Unis s’y perd parfois. Ce qu’il faut avoir en tête, c’est qu’il existe dans la nature des métaux et minerais abondants – la bauxite, le cuivre, le manganèse, le fer, le plomb… –, c’est-à-dire « fortement » concentrés dans la croûte terrestre (5 % en moyenne pour le fer, par exemple). Ensuite, vous avez des métaux qui s’y trouvent de façon beaucoup moins concentrée, beaucoup plus diluée, que l’on appelle les métaux rares – le gallium, le germanium, le cobalt et bien d’autres. Ils ne sont pas rares dans l’absolu, puisqu’il y en a un peu partout dans le monde, mais ils sont plus rares que les métaux abondants, d’où le qualificatif. En général, ces métaux rares sont des sous-produits des métaux abondants. C’est-à-dire que, lorsque l’on mine du cuivre, par exemple, on trouve aussi, dans les rebuts de l’extraction, du cobalt, mais dans des quantités très inférieures. Pour certains métaux rares, ce ratio peut être d’un pour mille…
Au sein de la famille des métaux rares, on trouve ensuite la catégorie des « terres rares », au nombre de dix-sept – les plus connues étant le praséodyme, le néodyme et le samarium. Ces terres rares sont particulièrement prisées aujourd’hui du fait de leurs propriétés magnétiques, qui en font le cœur de la transition énergétique.
C’est-à-dire ?
L’histoire de l’énergie, c’est l’histoire du mouvement. Depuis les débuts de la civilisation, on cherche à se mettre en mouvement, à travers différentes méthodes et technologies : les pieds, les chevaux, puis la vapeur produite par le charbon en fusion et, enfin, le piston actionné en brûlant du pétrole. Aujourd’hui se pose la question de produire du mouvement sans combustion, de consommer sans consumer. C’est là que les terres rares entrent en jeu. Avec leurs propriétés magnétiques, elles permettent, en bref, de faire des aimants. Les aimants, c’est ce qui va pouvoir remplacer les pistons. Avec une décharge électrique, les aimants entrent en mouvement et sont ainsi capables de faire tourner un moteur de voiture, de trottinette, de brosse à dents électrique, sans produire de CO2.
C’est pourquoi, si le xxe siècle a été le siècle du pétrole, le xxie sera celui des métaux. Des terres rares en particulier, mais également des autres métaux rares – lithium, nickel, cobalt… –, qui vont être indispensables pour stocker l’électricité nécessaire au fonctionnement de ces nouveaux moteurs. Sans compter les métaux abondants – fer, cuivre, aluminium… – que l’on retrouve dans les câbles électriques, les puces électroniques, la fibre optique…
Qui produit ces précieux minerais, aujourd’hui ?
On sait désormais qu’ils sont disponibles un peu partout dans le monde. Presque tous les pays ont un potentiel d’exploitation d’un ou plusieurs métaux rares ou terres rares. Toutefois, comme ces métaux se trouvent en quantité très diluée dans la croûte terrestre, il est difficile de mettre en place un outil minier d’extraction et de raffinage qui soit efficace. C’est pour cela que le marché est très restreint. À titre d’exemple, si le cuivre se produit à 25 millions de tonnes par an aujourd’hui, les terres rares dans leur ensemble ne se produisent qu’à 300 000 tonnes.
Si l’on essaie de cartographier les pays producteurs, très schématiquement, on voit qu’il s’agit essentiellement du Sud global, les pays occidentaux ayant, eux, plutôt le rôle d’acheteurs. C’est une répartition des tâches héritées des années 1970, alors que l’Occident se désindustrialisait et souhaitait limiter son exploitation des mines. La mondialisation heureuse battait son plein, et il semblait évident que la demande en métaux serait toujours comblée par ces pays du Sud qui, de leur côté, produisaient volontiers. Le monde s’est donc organisé ainsi : les uns cessant de produire pour réduire leur pollution, les autres produisant énormément pour s’enrichir et rattraper leur retard économique. C’est encore le cas aujourd’hui : l’Europe achète son cuivre au Chili, ses platinoïdes en Afrique du Sud, son nickel en Indonésie, et son cobalt provient de République démocratique du Congo… La Chine dépasse actuellement de loin tous les autres pays et s’impose comme leader de l’extraction des métaux rares autant que de leur raffinage. Une telle situation peut nous poser de graves problèmes d’approvisionnement, alors que les pays producteurs veulent de plus en plus garder leurs minerais pour eux.
« Si le xxe siècle a été le siècle du pétrole, le xxie sera celui des métaux »
Comment comprendre l’intérêt de l’administration Trump pour les terres rares du Groenland ou de l’Ukraine ?
Une petite précision sémantique d’abord : les scientifiques parlent soit de ressources, soit de réserves de terres rares. Les ressources sont les stocks connus d’un territoire – ils peuvent être au fond de l’Océan ou sous un glacier. Les réserves sont les stocks exploitables, c’est-à-dire que leur coût d’exploitation permet une opération minière rentable.
Le Groenland est intéressant car il dispose d’environ 12 à 25 % des réserves de terres rares et d’une multitude d’autres métaux. Toutefois, on n’y trouve que très peu d’infrastructures, puisqu’il n’y a là-bas actuellement qu’une seule mine en activité et guère plus de 150 kilomètres de routes… Or, pour exploiter ces matériaux, il faudrait non seulement construire des centrales hydroélectriques, mais aussi trouver un moyen d’accéder à ce territoire, qui est congelé une bonne partie de l’année… Envoyer l’armée américaine envahir un pays qui a encore tout à construire, ce serait une folie économique autant que géopolitique.
Et l’Ukraine ?
L’Ukraine est un cas différent. On sait que les sous-sols ukrainiens regorgent de métaux en tout genre. Ces dernières années, l’Europe avait elle-même commencé à s’intéresser au lithium qui s’y trouve – une bonne partie des gisements est malheureusement située dans la partie actuellement occupée par les Russes. L’Ukraine peut-être un objectif un peu plus « sensé » que le Groenland pour les Américains, dans le sens où il s’agit d’un territoire plus facilement accessible. Mais les problèmes demeurent de taille, à commencer par la guerre en cours. À son issue, il faudra reconstruire le pays. L’Agence internationale de l’énergie (AIE) nous dit qu’il faut en moyenne seize ans pour ouvrir une mine fonctionnelle – on est loin du cas des champs de pétrole du désert du Texas, il y a 100 ans, où il suffisait de gratter le sol… Là, il faut des infrastructures lourdes, des autoroutes, des chemins de fer, des centrales électriques et de raffinage… C’est un écosystème entier qu’il va falloir construire et financer. Les Ukrainiens en ont besoin. En attirant les Américains, ils attirent surtout leurs capitaux. Les sommes d’argent à débourser seront colossales pour extraire le premier gramme de métal rare. Et il est très probable que Trump ne verra pas ce premier gramme de son vivant. Derrière ses grands discours, pourra-t-il garantir à ses investisseurs privés américains une situation politique stable en Ukraine pendant les quinze ou vingt-cinq prochaines années ? Rien n’est moins sûr…
Mais pourquoi chercher des minerais à l’autre bout du monde si les États-Unis et les pays voisins en regorgent ?
Comme les pays européens, les États-Unis ont longtemps délégué leur production aux pays du Sud. Aujourd’hui, Trump cherche aussi à rouvrir des mines sur le sol américain, mais il se heurte à de nombreux obstacles, et notamment aux réglementations environnementales – qu’il cherche activement à faire sauter – et aux communautés locales, très bien organisées, qui s’opposent à la destruction de leur environnement selon le fameux slogan « Not in my backyard » (« Pas dans mon jardin »). Cela contribue à un temps minier très long – il faut compter dix ans de plus que dans le reste du monde pour lancer une exploitation. À cela s’ajoute le manque de raffineries. Il y a encore certaines mines en activité aux États-Unis, notamment celle de Mountain Pass qui a rouvert en Californie, mais le pays ne dispose pas des moyens de raffiner sa production et se trouve actuellement obligé d’envoyer ses terres rares en Chine ! C’est pourquoi l’administration Trump essaie maintenant de mettre l’accent sur ce segment de l’industrie.
Enfin, si les Américains vont chercher ailleurs, c’est surtout parce que leurs mines n’abritent pas les dix-sept types de terres rares. D’ailleurs, aucun pays ne peut être totalement autonome sur ce plan. Cela étant dit, les États-Unis, plutôt que de lorgner vers l’Ukraine, pourraient très bien s’entendre avec leurs voisins du Canada ou d’Amérique latine, dont les sous-sols regorgent de terres rares en tout genre et qui ne demandent qu’à vendre.
« Aujourd’hui, on estime que faire un trou en France, c’est sale »
Comment la France et l’UE se positionnent-elles sur la question des terres rares ?
Elles se réveillent, après une longue période de sommeil. La France a par exemple signé ces dernières années une série d’accords bilatéraux pour accéder aux minerais d’une quinzaine de pays. Cela fait partie d’un mouvement global sur tout le continent européen : le Covid, avec la ruée sur les masques chinois, puis l’accident du porte-conteneurs Ever Given, qui a bloqué le canal de Suez et privé le continent de toutes sortes de matières premières, et, finalement, la guerre en Ukraine et la découverte de la dépendance de certains pays européens au gaz russe… tous ces événements ont amené l’Europe à se rendre compte qu’elle avait renoncé à une partie de sa souveraineté minière, énergétique, et donc industrielle. Que la chaîne bien huilée de l’approvisionnement mondial en ressources était en fait très fragile.
À la suite de cette prise de conscience, la Commission a annoncé plusieurs mesures, dont le règlement sur les matières premières critiques (Critical Raw Materials Act) en mars 2024, qui fixe des objectifs non contraignants de souveraineté minière : d’ici 2030, parmi les métaux critiques consommés par l’UE, au moins 10 % doivent être extraits de ses sous-sols, 25 % issus de ses usines de recyclage, et 40 % raffinés sur son territoire. C’est plus ou moins tenable en fonction du type de métal, mais la démarche a le mérite de rendre visible un enjeu crucial : comment sécuriser notre approvisionnement régional ?
Est-ce à dire que l’on encourage la réouverture de mines sur le sol européen ? Comment le concilier avec nos exigences de protection environnementale ?
C’est assez contre-intuitif car on n’a pas extrait un gramme de métal français depuis une cinquantaine d’années. Néanmoins, nos sous-sols regorgent de minerais rares – en particulier, le sud de la France, les massifs Central et Armoricain. On accorde aujourd’hui de nombreux permis d’exploration en vue d’une potentielle exploitation.
Quant à la question de la protection environnementale, elle est complexe. Aujourd’hui, on estime que faire un trou en France, c’est sale. Mais il va bien falloir comprendre que la transition énergétique comporte sa part d’ombre, sa part de pollution. On ne peut pas faire sans. Alors la seule question qui nous reste à poser est la suivante : est-ce plus sale de faire un trou en France que de le faire en Chine ?
La réponse est non, bien au contraire. Pour toutes sortes de raisons qui tiennent à la manière dont on creuse le trou, dont on traite les travailleurs, dont on raffine les minerais, dont on traite les eaux usées, ainsi qu’à l’énergie utilisée pour faire tourner les usines et à bien d’autres critères. Soit on parvient à imposer nos standards européens à nos partenaires, soit on prend les choses en main et on extrait de manière « responsable » chez nous. C’est la seule manière d’avoir une transition écologique réellement responsable et soutenable d’un bout à l’autre de la chaîne de production. Cela va nécessiter beaucoup de pédagogie et un réel changement de mentalité.
Propos recueillis par LOU HÉLIOT
« La transition énergétique comporte sa part d’ombre »
Guillaume Pitron
Auteur de La Guerre des métaux rare, le journaliste et chercheur Guillaume Pitron nous explique pourquoi ces matériaux se trouvent au cœur d’une révolution énergétique qui, à l’exemple du pétrole, va peser lourd sur la donne internationale.
[Rareté]
Robert Solé
VOUS avez vendu vos deux ou trois Tesla, ne supportant plus la conduite d’un nazillon survolté qui a perdu les pédales. Votre conseiller financier vous suggère d’investir cet argent dans les « terres rares »...
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Raphaël Danino-Perraud
L’économiste spécialiste du secteur de la défense, Raphaël Danino-Perraud, répond à la question des chaines d'approvisionnement et de leur contrôle, qui soulève des enjeux de sécurité et de souveraineté nationale.