Pourquoi choisir d’écrire aujourd’hui sur les réseaux sociaux ?

Dans mon premier livre No Logo, sorti il y a vingt-cinq ans, donc bien avant l’ère des réseaux sociaux, j’explorais déjà la question du branding, ou marketing. C’était avant que chacun ne puisse devenir sa propre marque. À l’époque, le personal branding [ou marketing de soi-même] était réservé à un tout petit nombre de stars, comme Oprah Winfrey, qui avaient les moyens d’employer une équipe de marketing pour construire leur marque personnelle. Ensuite, je me suis consacrée à d’autres choses, en particulier la mondialisation et les questions écologiques. J’ai notamment écrit La Stratégie du choc (2007), ou encore Tout peut changer : capitalisme et changement climatique (2015). Mais l’idée du personal branding ne m’a jamais vraiment quittée.

J’ai observé, de l’intérieur, l’essor des réseaux sociaux et la manière dont nous avons commencé à nous présenter en ligne comme des produits, à construire notre « marque personnelle » – et je m’inclus là-dedans, car nous sommes tous concernés, tous impliqués dans cette économie de soi. Alors que je me demandais comment revenir sur ce sujet, le Covid a fait irruption, et avec lui m’est arrivée une histoire étrange, qui a servi de point de départ à mon livre. Depuis des années, on me confond en effet avec une autre Naomi, Naomi Wolf. Elle aussi est essayiste, elle aussi vient d’Amérique du Nord et elle est, comme moi, mariée à un homme prénommé Avi. Naomi Wolf a été une star de la pensée féministe, avant de basculer progressivement dans la droite complotiste. Pendant le Covid, elle s’est montrée particulièrement virulente. Et plus elle disait des énormités, plus les gens me confondaient avec elle. Je me retrouvais, sur les réseaux sociaux, mais aussi dans mon quotidien, inondée de message sur mes supposées sorties de piste. C’était absurde. C’est alors que j’ai commencé à suivre de plus près ce que faisait et disait mon « double » sur les réseaux sociaux. J’en ai tiré mon livre, Le Double : voyage dans le Monde miroir.

Qu’est-ce qui a changé dans notre usage des réseaux depuis leur émergence, il y a une vingtaine d’années ?

Le motif du double, du doppelgänger comme disent les Anglo-Saxons en empruntant un mot allemand, aide à comprendre nos nouvelles pratiques. Quand nous sommes en ligne, nous créons notre propre double : une version améliorée, perfectionnée, idéalisée de nous-même. Cela peut aller très loin, et même déborder dans le monde réel, lorsque l’on recourt par exemple à la chirurgie esthétique pour ressembler à un filtre Instagram, ou que l’on se perd dans le culturisme pour sculpter son corps en un idéal impossible. Tout le monde crée un double en ligne, et tout le monde a conscience du fait que les autres ont aussi le leur, qu’ils se comportent en ligne de façon performative. Et parce que nous avons parfaitement conscience du fait que tout le monde joue un rôle, que personne n’est authentique en ligne, nous devenons suspicieux. On ne fait plus confiance à qui que ce soit. Même le témoignage le plus émotionnel, le plus à vif, va faire l’objet de méfiance. Pour quelqu’un qui, comme moi, s’intéresse notamment à la manière dont on peut fédérer des mouvements sociaux, c’est inquiétant. Notre seule force, face aux pouvoirs des États, des entreprises et de la finance, c’est notre capacité à nous organiser collectivement. Comment faire lorsque toutes nos interactions sont empoisonnées par ce type de suspicion ? C’est cela qui m’interpelle le plus. Bien entendu, je pense que la manière dont on se crée un double numérique, dont on se présente comme un produit, est également mauvaise pour notre estime de soi et notre santé mentale. Mais ce qui m’inquiète le plus, c’est l’impact sur notre capacité d’action collective.

C’est-à-dire ?

Prenez l’exemple de Black Lives Matter, ou du mouvement pour le climat. Avec les algorithmes des réseaux sociaux et l’importance accordée au nombre d’abonnés, on a assisté à l’essor du celebrity activism, ou « militantisme star ». Soudainement, souvent sans qu’ils l’aient voulu, certains militants se sont retrouvés propulsés sur le devant de la scène et nommés de facto leaders de ces mouvements. C’est un processus complètement antidémocratique et délétère. Cela m’est arrivé, à une plus petite échelle, lorsque j’ai écrit No Logo. Tout à coup, je suis devenue le visage du mouvement altermondialiste. En quel honneur ? Je n’avais pas été élue, j’avais juste écrit un livre. Cela ne me donnait aucunement le droit d’être le visage de quoi que ce soit. Et bien entendu, cela a engendré de la suspicion. Les gens ont analysé toute ma vie et mes actions pour montrer que je n’étais pas digne de ma cause. C’est le même phénomène, mais en beaucoup plus prononcé, que l’on observe aujourd’hui : les leaders de mouvements sociaux sont désignés par leur popularité, leur nombre d’abonnés. Du jour au lendemain, ils deviennent les porte-parole de causes importantes. Mais comme ils ne sont pas élus, le public n’a aucune prise sur eux – à part les inscrire sur une liste noire et les boycotter* au moindre prétexte. C’est ainsi que les mouvements implosent et disparaissent. La culture des réseaux confère aux mouvements sociaux un caractère éphémère qu’il nous faut vraiment prendre en compte si l’on veut avancer.

 

« La gauche et la droite vivent désormais dans des réalités parallèles, sans intersection possible »

 

La promesse initiale des réseaux sociaux était justement de nous rapprocher, de favoriser le dialogue. Qu’en est-il aujourd’hui ?

Les réseaux sociaux ont permis, jusqu’à un certain point, de nous ouvrir à certaines parties du monde, certaines réalités que l’on ignorait jusque-là. Et cette potentialité existe encore ! Mais débattre implique d’abord de savoir dialoguer. Or nous avons complètement perdu cette faculté. Tout ce que nous faisons, c’est échanger des déclarations, des faits, des opinions, dans des formats très courts. Ce n’est pas un débat. C’est une juxtaposition d’énoncés. Le pire, c’est que cela affecte également la manière dont nous échangeons hors des réseaux sociaux. Alors que nous nous exprimons dans des formats courts, où tout peut être sorti de son contexte, notre capacité à construire un dialogue, une délibération, diminue à vue d’œil. Vous savez, j’enseigne dans une université. C’est le lieu par excellence où l’on devrait pouvoir débattre. Pourtant, il devient clair que nous ne cherchons qu’à nous « bloquer » ou nous « supprimer ». Je pense que cela vient vraiment de nos comportements en ligne : nous nous sommes habitués à pouvoir choisir ce que nous voulons entendre, et à filtrer toutes les opinions discordantes pour qu’elles n’apparaissent plus. Et, à l’instar de bien d’autres aspects de notre culture numérique, nous avons fini par importer cette pratique dans le monde physique. Encore une fois, on le voit bien dans la situation actuelle avec la guerre en Palestine. On mesure à quel point il n’y a plus d’échange, à quel point il y a plusieurs récits, plusieurs réalités qui évoluent en parallèle, sans jamais se croiser.

Ce dédoublement des réalités, c’est ce que vous appelez le « Monde miroir ».

Pour ce livre, j’ai suivi mon « double », Naomi Wolf, alors qu’elle sombrait de plus en plus profondément dans les réseaux d’extrême droite et conspirationnistes, peuplés de gens comme Steve Bannon. J’y ai découvert une réalité informationnelle complètement différente de la mienne, avec des récits alternatifs, des faits alternatifs. Je suis convaincue que la gauche et la droite vivent désormais dans des réalités parallèles, sans intersection possible. C’est pourquoi nous sommes incapables de comprendre pourquoi des gens peuvent voter pour Trump, par exemple, car nous ne sommes pas exposés aux mêmes récits qu’eux. Nous sommes entièrement ségrégués, et les réseaux sociaux ont joué un rôle central dans la construction de ce « Monde miroir ».

 

« Cela ne sert à rien d’attendre des fondateurs de ces réseaux qu’ils trouvent une solution »

 

À quoi est-ce dû ? Est-ce inhérent à l’architecture même de ces réseaux sociaux ?

Bien entendu. On sait désormais que le fonctionnement de leur algorithme repose sur la réaction, qu’il s’agit d’avoir le taux d’engagement le plus fort. Tout le modèle économique des réseaux est fondé sur l’idée d’avoir un engagement permanent nourri par la colère, et d’autres émotions négatives. Mais cela ne sert à rien d’attendre des fondateurs de ces réseaux qu’ils trouvent une solution. Elon Musk ne le fera pas, car c’est un troll, et Mark Zuckerberg se contentera de dire : « Vous n’avez qu’à ne pas parler de politique. »

L’un des autres problèmes est ce que Shoshana Zuboff a appelé le « capitalisme de surveillance » : quand nous avons reçu ces applications « gratuites », nous ne savions pas quelle en serait la contrepartie. Aujourd’hui, on le sait : nous sommes devenus le produit, et nos données sont désormais le moteur de leur modèle économique.

Dans votre essai, vous mentionnez justement une autre forme de dédoublement, que vous nommez le « golem numérique »…

Le golem numérique est un autre double de nous-même vivant dans les réseaux sociaux, mais celui-ci, nous ne le créons pas consciemment. Il est formé de toutes les données qui sont extraites de notre vie numérique, de toutes les informations que nous donnons plus ou moins volontairement quand on clique un peu vite sur « accepter les termes et conditions ». La manière dont les entreprises de la tech se sont arrogé nos données me rappelle un peu celle dont les colons se sont approprié les terres indigènes. « Je ne sais pas ce qu’il y a au-delà de cette rivière, mais c’est à moi. » Les « termes et conditions » que nous acceptons sans les lire sont comme ces documents légaux que les colons faisaient signer aux indigènes dans une langue qu’ils ne pouvaient pas comprendre. C’est une sorte de colonisation de nos données. Et de là naissent nos « golems », des ombres de nous-mêmes formées de nos préférences. Ils sont ce que Facebook ou Twitter pense que l’on est : l’accumulation des choses qu’on like, qu’on poste, qu’on achète. Nous n’avons aucun contrôle sur eux, mais ils exercent une influence sur nous, car l’algorithme nous propose tout ce qu’il croit que l’on aime, tout ce qui constitue ce golem. Au fil du temps, cela façonne et modèle nos comportements.

Alors que faire ?

Dans un monde idéal, les réseaux sociaux seraient un bien public. Vous savez, aujourd’hui encore, Twitter [renommé X depuis juillet 2023] se présente comme un espace d’échange, un forum public, alors même qu’il est devenu payant. Or tout le principe d’un forum public, c’est d’être un bien public accessible à tous. J’aimerais que les réseaux sociaux deviennent un « service public », à la façon dont l’est la presse publique, indépendante du gouvernement, laquelle est une nécessité. Mais cela n’est pas près d’arriver. D’ici là, il nous faut investir l’espace hors ligne, et y travailler notre tolérance. Il faut notamment que la gauche apprenne à ne pas faire preuve d’autant d’esprit de censure. Que toute voix discordante ne soit pas immédiatement taxée d’incitation à la haine et à la violence. Bien entendu, il existe des gens qui incitent à la haine et à la violence, et ceux-ci ne devraient pas avoir de plateformes publiques pour s’exprimer. Mais je pense que l’on a trop brouillé les lignes entre idées offensantes et idées dangereuses. Lorsque nous interdisons, bannissons les voix qui nous déplaisent, elles basculent dans le « Monde miroir ». La gauche porte une responsabilité dans la création de cette réalité parallèle. Il faut que nous nous endurcissions, que nous nous confrontions aux idées qui nous déplaisent. Que nous défendions la liberté de parole et la liberté de manifester, y compris de ceux avec qui nous ne sommes pas d’accord. Sans quoi, nous ne pourrons jamais avancer.

Les mouvements populistes d’extrême droite et les réseaux sociaux semblent avoir pris leur essor au même moment. Est-ce une coïncidence ?

Les réseaux sociaux ne sont pas la cause principale de l’évolution de la droite radicale ou néofasciste, mais il y a certainement un lien. Comme n’importe quel autre mouvement social, l’extrême droite va se saisir de la technologie du moment. Elle a toujours été douée avec les médias – regardez la propagande nazie, avec la cinéaste Leni Riefenstahl. Aujourd’hui, les personnalités de la droite sont devenues excellentes dans le maniement des réseaux. Je pense d’ailleurs que l’extrême droite française a été l’un des premiers mouvements de droite à utiliser ces outils – depuis le personal branding jusqu’aux influenceurs – pour se rendre plus acceptable. Elle a joué un rôle de pionnier et est devenue un modèle pour les extrêmes droites d’autres pays. Mais, bien entendu, les réseaux sociaux ne sont pas responsables de tout. Une autre cause importante de la montée des extrêmes droites, c’est une gauche faible et divisée, incapable de traiter les problèmes bien réels et légitimes de la population – la peur de la surveillance numérique, par exemple – et de proposer un véritable plan d’action, et qui laisse la droite s’en emparer et en donner des explications fantasques. Se focaliser sur les réseaux sociaux, à ce stade, n’est qu’une distraction.

Vous avez écrit ce livre avant l’arrivée de ChatGPT et la généralisation de l’intelligence artificielle. Qu’est-ce que cela va changer selon vous ?

Dans le monde des réseaux sociaux, je pense que cela va avoir l’impact d’une marée noire dans une mer déjà polluée. Bien sûr, je m’inquiète des deepfakes, des images fabriquées et manipulées. Mais je suis beaucoup plus préoccupée par la facilité avec laquelle nous allons pouvoir considérer que tout ce que nous avons sous les yeux est faux. L’IA va provoquer une suspicion exponentielle, et nous risquons de plus en plus de nous isoler dans notre propre bulle, notre propre réalité. C’est déjà en marche. Il suffit de regarder ce qui se dit dans le Monde du miroir. « Biden est mort, sa conférence de presse n’est qu’une séquence d’images de synthèse animées », ce genre de choses.

 

« Je pense que l’on a trop brouillé les lignes entre idées offensantes et idées dangereuses »

 

Vous savez, je crois que notre époque est celle de la politique holographique. Tous les acteurs politiques ont l’air de jouer un rôle : Kamala Harris joue Kamala Harris, une sorte de personnage de série télé typique, le flic dur au cœur d’or. Trump lui-même est une figure de téléréalité. Tout cela sonne déjà faux. Ajoutez à cela l’IA, et la possibilité que tout soit fabriqué… comment voulez-vous en sortir ?

Dans Le Double, je parle de ce désir que nous partageons tous aujourd’hui de nous fondre dans un monde artificiel, parce que la réalité est de plus en plus difficile. Toutes ces crises que nous traversons, nous ne pouvons pas les surmonter individuellement. Les structures qui nous rassemblent sont de plus en plus fragiles. Alors on peut comprendre que certains choisissent de s’extraire de la réalité et de s’abandonner au monde artificiel, pendant que la tempête continue de faire rage à l’extérieur.

Quel impact les réseaux sociaux risquent-ils d’avoir sur les élections américaines à venir ?

Je suis très inquiète, je pense que les démocrates mènent une campagne très dangereuse, dangereusement vide. Ils ont misé sur la joie, l’enthousiasme, mais sans rien de concret à proposer. C’est une campagne purement marketing, qui n’a pas su prendre en compte les angoisses, les inquiétudes des gens. Et quand bien même les démocrates parviendraient à arracher cette victoire, ils ne feront que repousser l’inévitable. Quelqu’un d’autre, peut-être plus dangereux encore que Trump, finira par arriver. Pourquoi ? Parce que la gauche n’a pas su sortir de sa bulle et prêter l’oreille à ce qui se dit dans le Monde miroir. Les progressistes pensent qu’ils peuvent se contenter de se moquer de Trump et de ses partisans. Ils ne s’intéressent pas à ce que ceux-ci disent, n’y voyant que du baratin d’aliénés. Oui,  les conspirationnistes, les influenceurs de la droite alternative se trompent sur les faits. Mais les sentiments demeurent. Les peurs, les insécurités, les angoisses… tout cela est réel, et les progressistes n’en parlent pas, laissant l’extrême droite proposer des récits délétères pour combler ces vides. Un exemple : la nomination de Kamala Harris comme candidate démocrate a été ressentie par beaucoup comme antidémocratique, car il n’y a pas eu de primaires. Pour autant, aucun démocrate n’a jugé bon de s’exprimer pour justifier cette décision, ou promettre de la rectifier. La droite a donc eu toute latitude pour raconter n’importe quoi à ce propos. C’est dangereux et irresponsable.

Quel rapport entretenez-vous vous-même, aujourd’hui, avec les réseaux sociaux ?

Un rapport extrêmement compliqué. Et cela ne s’arrange pas. Certes, je n’utilise que Twitter – j’ai délibérément choisi de ne pas apprendre à me servir d’Instagram ou de Tiktok. Je tâche d’en limiter mon usage, mais j’y reviens toujours en période de crise, quand j’ai l’impression que les médias ne font pas leur boulot et qu’il me faut recourir à cette plateforme pour communiquer efficacement avec des centaines de milliers de personnes. Même si je déteste ces réseaux, ce qu’ils me font et ce qu’ils nous font subir collectivement, c’est quelque chose que je ne peux pas abandonner. Quand j’étais impliquée dans la campagne de Bernie Sanders, j’ai beaucoup utilisé Twitter pour essayer de montrer à quel point on donnait une image déformée de lui et de sa campagne. Cette année encore, à cause de la guerre à Gaza, je me sens obligée de prendre la parole, de porter à la connaissance du public des voix et des informations qui sont trop peu représentées. D’une certaine manière, il est particulièrement difficile de critiquer les réseaux sociaux pendant ces périodes de crise, parce que sans ces plateformes horribles aux horribles propriétaires, on en saurait bien moins sur la situation. Ce que font, par exemple, les quelques journalistes restés à Gaza, ce n’est pas du personal branding, c’est du journalisme, immédiat et viscéral. Ils nous montrent ce que les réseaux auraient pu être, auraient dû être. Ce qu’était la promesse d’Internet à ses débuts. Aujourd’hui, le meilleur et le pire coexistent sur ces plateformes. 

 

Propos recueillis par JULIEN BISSON & LOU HÉLIOT

* Les deux expressions sont utilisées ici pour traduire le mot cancel.

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