Quand j’ai commencé à travailler sur l’extrême droite avec Maxime Macé, je n’imaginais pas que nous allions devoir nous immerger dans les différents réseaux et plateformes qui innervent la toile. J’avais bien compris, en dévorant au début des années 2010 le blog du Monde « Droites extrêmes », que couvrir le FN impliquait d’enquêter au-delà des discours, mais Internet a changé la donne en permettant la création d’un monstre, la fachosphère.

Des idéologues antisémites, islamophobes, adeptes de la théorie du grand remplacement, ont engendré au moyen de leurs blogs une nébuleuse d’influenceurs (Papacito, Valek, Bruno Le Salé, Baptiste Marchais, Estelle RedPill…) qui ont à leur tour élargi l’influence de l’extrême droite à travers des communautés virales comme le forum « Blabla 18-25 ans » du site Jeuxvideo.com, des chaînes YouTube et des podcasts.

Le Raptor est emblématique de ce « pop fascisme ». Tels des adeptes mutants du penseur communiste italien Antonio Gramsci, ces nouveaux soldats de l’extrême droite « hors les murs » mènent la bataille culturelle, matrice du combat politique et idéologique. D’origine kabyle, Ismaël Ouslimani, aujourd’hui 31 ans, est un « bébé Soral », il s’est abreuvé aux interminables prêches d’Alain Soral. En 2015, il s’est fait appeler « Raptor dissident », en référence à la « dissidence soralienne ». Quant à l’image du vélociraptor qui accompagne ses vidéos, on notera qu’il est un puissant carnivore : sur la toile, l’alias forme un double qui permet à la fois l’expression et l’anonymat.

Enfant d’Internet, Raptor en maîtrise tous les codes. Ses vidéos excèdent rarement une vingtaine de minutes, leur montage est très saccadé. Sa voix off sur des images qui défilent ou bien face caméra, adopte un débit de mitraillette. Il martèle les punchlines, les phrases-chocs, enrobe la haine et la violence d’un ton blagueur et ironique.

 

« Raptor a préempté le créneau viriliste et le suprématisme masculin »

 

Raptor dissident a vite séduit au-delà des cercles militants (700 000 abonnés sur l’une de ses chaînes YouTube), et pourtant ses vidéos sont parsemées de mèmes et de gifs, références cryptées venues de l’ultradroite américaine. À la fin des années 2000, l’alt-right a soudé des communautés sur des forums comme Reddit ou 4chan en utilisant des codes de reconnaissance repris par la fachosphère en France – Pepe the Frog, un personnage de comics américain, la pilule rouge (red pill) du film Matrix, qui réveille les consciences – ou bien des images empruntant à l’imaginaire antisémite – les Dragons célestes (les « méchants » du manga One Piece), l’expression « golem », la question « Qui ? » (sous-entendu : les Juifs) pendant les manifestations antivax ou l’image de Larry Silverstein, investisseur accusé d’avoir spéculé sur l’attentat du 11 Septembre…

Dans la galaxie des influenceurs fachos, chacun creuse son sillon. Raptor a préempté le créneau viriliste, le suprématisme masculin et le sexisme. Un mâle alpha bourré de testostérone qui soulève de la fonte et clashe féministes, LGBT, wokistes et gauchistes. Pour s’opposer à une bien-pensance présentée comme tyrannique, Raptor et consorts pratiquent le trashtalk contre des personnalités progressistes ou le shitposting, qui consiste à inonder les réseaux sociaux et pourrir le débat.

Jusqu’aux années 2020, Raptor a été une figure de la fachosphère, mais à partir d’une certaine audience, un influenceur est aussi un businessman. Craignant d’être démonétisé par YouTube, il a retiré ses vidéos les plus problématiques, modéré son propos et gommé sa dissidence. Pour compléter les revenus générés par ses vidéos, il a créé l’entreprise Raptor nutrition, vendant à ses fans des compléments alimentaires et des séances de coaching « pour perdre du gras » et se tailler un « physique esthétique ». Il a réussi à entraîner dans son programme le champion de MMA, Benoît Saint-Denis. En 2023, son podcast 10 000 pas était classé onzième sur Spotify. Le lifestyle étant devenu le nouveau terrain de jeu de l’extrême droite, sa compagne est elle-même une influenceuse beauté à plus d’un million d’abonnés. En 2022, Ouslimani a pu fonder Raptor holding, capitalisé à un million et demi d’euros.

Pourtant, après deux ans d’ellipse, le « guerrier de la libération » a refait parler de lui. Le clash lui manquait-il ou sa marque avait-elle besoin d’un peu de pub ? En septembre, il a signé une vidéo d’une heure s’attaquant à l’« arnaque climatique » du Giec dans laquelle il raille les écolos bobos « mangeurs de graines à cheveux bleus, d’insectes et de soja enrichi en microplastiques ». Le propos est une resucée des thèses complotistes de Steven Koonin, un ancien scientifique de la firme pétrolière BP.

Tout cela nous rappelle à quel point la période du Covid a fait flamber un complotisme qui ramène immanquablement à la finance internationale apatride, périphrase d’un antisémite qui n’a jamais disparu. D’après Raptor, il aurait fallu refuser les masques parce qu’on n’est pas des faibles, tout comme il faudrait manger de la viande et conduire des voitures à essence parce qu’on est des costauds. Les influenceurs lifestyle d’extrême droite « pissent » en permanence – pardon, mais il n’y a pas d’autre mot – dans la tête d’internautes vulnérables. Ils sont pourtant loin de totaliser les audiences des vidéastes tels que Squeezie (19 millions d’abonnés), qui se sont efficacement mobilisés contre la victoire du RN au deuxième tour des législatives. Mais, à la différence de la fachosphère, les influenceurs de gauche ne forment pas une armada organisée, une communauté consciente et interconnectée. C’est tout le problème ! 

 

Conversation avec PATRICE TRAPIER

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