Les débats qui ont déchiré les familles suisses dans les années soixante-dix, celles où les femmes obtenaient enfin le droit de vote par référendum, restent mon premier très lointain souvenir politique. J’étais toute gamine et je n’en garde que des bribes : des disputes à la récréation et des agacements aux dîners dominicaux chez mes grands-parents. Il m’a fallu attendre l’année dernière, et une projection du film de Petra Volpe, Les Conquérantes, pour découvrir émue ce qui se vivait alors dans les rues de Genève ou Zurich : des manifestations d’anachroniques suffragettes en pantalons pattes d’éph’ hurlant des slogans à la tête des badauds masculins. L’héroïne du film, une jeune ménagère amoureuse de son homme au fin fond de la très profonde Appenzell, se laisse convaincre de l’utilité de se joindre aux cortèges. C’est parce que des gens se sont battus, argumente une manifestante, qu’a lieu cette votation qui va peut-être enfin changer les choses. 

Difficile de décrire la réaction qu’a provoquée en moi cette injonction à se battre venue d’un temps enfoui, oublié, puisqu’elle n’avait plus cours dans la Suisse où je suis devenue adulte, où s’est forgé mon rapport au monde, une Suisse où les femmes faisaient désormais bouger les choses comme les hommes l’avaient fait pour elles, en se rendant aux bureaux de vote. 

Et ce n’est pas rien. L’engagement citoyen dans une démocratie directe demande un véritable investissement en temps et, sur certains sujets, des compétences dont on se sent parfois dépourvu. Régulièrement, les Suisses ont entre eux des débats très techniques et pointus de parlementaires. À chacune de mes visites chez moi, je découvre dans les gares les affiches des partis appelant à répondre oui ou non à la nouvelle votation en cours, des affiches rarement intelligibles pour qui ne vit pas sur place, ou violemment explicites (la Suisse lacérée d’énormes minarets), et totalement impensables dans les systèmes politiques où il s’agit non pas de frapper les esprits mais de rallier largement autour d’une personne. Si on a assez de conscience citoyenne pour voter à chaque fois, et donc la conscience qu’une voix engage, il est rare qu’on puisse se décider en se fiant à ses seules intuitions. Il faut lire, beaucoup, soupeser les arguments. C’est du boulot, c’est du sérieux. Autant dire que ce sont les plus engagés (ou enragés) qui participent. Que tout le monde puisse en principe peser sur les décisions n’implique pas nécessairement que celles-ci représentent l’opinion majoritaire.

Une phrase fait bondir dans le film de Petra Volpe, prononcée par une des vedettes de la petite clique de conquérantes qui va réussir à retourner le vote du village. Une remarque sur les Italiens qui sentiraient l’ail, inentendable aujourd’hui, mais hélas assez bien vue dans le contexte de l’époque. Dans ces mêmes années soixante-dix, un politique, James Schwarzenbach, tentait de faire expulser la quasi-totalité des étrangers de Suisse : les valeureux Italiens et Espagnols venus couler le béton de nos Trente Glorieuses.

Un système qui soumet au référendum toute révision de la Constitution mais aussi toute initiative populaire ayant réuni 100 000 signatures donne du pouvoir même à des partis auxquels on préférerait ne jamais en donner (les « on » de tout bord se reconnaîtront dans ce commentaire). C’est l’argument que j’entends ici ou là en France ces jours-ci, quand il s’agit de repousser cet exemple suisse qui commence à faire des émules. Mais ces voix aussi existent, doit-on se raisonner, et il faut bien qu’elles s’expriment, ce qui d’ailleurs, peut-on aussi se rassurer, n’est pas toujours pour le pire des résultats, même si ce n’est pas forcément pour les meilleures des raisons. 

L’initiative Schwarzenbach avait été rejetée massivement… grâce au vote de bons xénophobes craignant surtout de manquer de main-d’œuvre. Plus récemment, la votation visant à supprimer la redevance pour l’audiovisuel public a également été rejetée à plus de 70 %. Elle avait pourtant de quoi séduire à l’heure où l’information nous arrive gratuitement par Internet, et dans un pays où cette taxe est tout de même d’environ 400 euros. Il en aura fallu de la conviction et de la pédagogie pour faire comprendre au plus grand nombre à quel prix se ferait cette économie : un black-out complet de l’actualité du pays, qui n’aurait alors pu compter que sur les contenus des radios et télévisions étrangères où la Suisse n’existe quasiment pas.

Les violences auxquelles sont poussés aujourd’hui en France des gens qui pensent à juste titre n’être pas entendus par les politiques réveillent en moi un atavisme, une envie brûlante d’inviter tout le monde à baisser le ton pour qu’on puisse écouter les arguments de fond des uns et des autres. Trente années de vie en France ne m’ont pas encore rodée à l’idée qu’il faut gueuler, bloquer, casser, dans une démocratie où les victoires citoyennes se remportent sous la pression plutôt que par la conviction (ou une besogneuse énergie à recueillir 100 000 signatures). Qu’on ne s’étonne pas qu’il n’y ait pas d’émeute dans notre démocratie directe, elles n’y ont aucun sens. Elle est bien loin, et exotique, l’époque où les femmes, du moins dans les films, devaient faire la grève du ménage et du coucher des enfants pour tordre le bras de leurs époux jusque dans l’isoloir. 

Illustration Stéphane Trapier

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