L’ambassadeur, même un grand ambassadeur, aujourd’hui, s’agite de la façon dont on tire les ficelles à Paris. Évidemment, pour le même ballet, il y a des piètres danseurs et il y en a de très habiles, même si les Nijinski sont rares. Il y a aujourd’hui, surtout, un côté « infirmière ». Les diplomates ménagent, rassurent, promettent que ça ira mieux, que c’est guérissable. Ils prennent le pouls, la tension, la température, font bonne impression, font des rapports, inspirent confiance aux malades, signalent les défaillances, les états critiques et s’aperçoivent même parfois de la mort du malade. Ils font ça très bien. Dans le monde aujourd’hui, les masses de réalité socio-économiques, ethniques et géographiques sont d’une telle puissance que les « grands patrons » capables de faire autre chose que de porter des diagnostics et de suivre le processus évolutif de plus en plus rapide n’ont pratiquement plus d’initiatives. Nous sommes en fin de queue d’une civilisation, il y a quelque part un enfant-civilisation qui donne déjà des coups de pied mais qui n’est pas prêt à sortir et on ne sait encore rien de lui. Une confuse gestation… Chez les femmes, on sait, ça dure neuf mois, mais chez les civilisations… Ce qu’il y a en effet de frappant dans l’« accélération de l’histoire » que nous vivons, c’est que cette vitesse vertigineuse à laquelle le monde court vers l’avenir s’accompagne d’une absence de contrôle sur la direction de marche. Dans ce voyage à l’aveugle du passager français, on a réussi à escamoter entièrement la question essentielle, celle de la destination, et à la remplacer par celle du confort matériel à l’intérieur du véhicule…

C’est un métier où il est impossible de mentir

***

Le mot « diplomate » ne cache rien de plus mystérieux qu’un négociateur, un homme de contact à un niveau plus ou moins élevé, un homme de « relations publiques », et un avocat. En ce qui concerne les notions de duplicité et de mensonge, c’est particulièrement comique. C’est un métier où il est impossible de mentir, puisqu’il s’agit la plupart du temps de transmission de consignes précises. Mais il est évident que si tu es un bon ou un grand comédien […], tu peux donner une plus grande force persuasive à ton absence de conviction, s’il se trouve que tu exposes une considération politique qui ne te paraît pas à toi-même très convaincante. Le seul mensonge que tu peux te permettre – et encore ! –, c’est de ne pas dire toute la vérité, mais juste assez de vérité pour que ton interlocuteur en tire des conclusions que tu souhaites, ce qu’il fera d’ailleurs très rarement. Le facteur personnel des grands ambassadeurs joue évidemment, mais les seuls ambassadeurs qui « réussissent » sont ceux qui ont la chance d’être en poste lorsque la politique – mettons – des États-Unis et de la France vont dans la même direction.

Au cours des quinze ans que j’ai passés dans la carrière, j’ai souvent eu l’occasion de voir à quel point la frustration et le sentiment d’impuissance, le rôle passif d’« observateur » sont éprouvants

D’ailleurs, le « bon » ambassadeur, c’est celui qui a réussi auprès de son propre gouvernement. Ce sont encore une fois, et de plus en plus, les masses de réalités historiques et géographiques qui déterminent le succès d’une politique et de ceux qui la représentent. Si tu prends, par exemple, Kissinger, lorsqu’il « dégage » les États-Unis du Viêtnam, « négocie » un accord avec la Chine, « ouvre » le canal de Suez, tu t’aperçois immédiatement que sa « réussite » ne consiste pas à créer des situations historiques nouvelles, mais à se situer dans le sens de l’inévitable… Pour la diplomatie française, qui représente un pays dont la « puissance de réalité » a changé d’une manière incroyable en trente-cinq ans, la situation est particulièrement douloureuse et difficile… Au cours des quinze ans que j’ai passés dans la carrière, j’ai souvent eu l’occasion de voir à quel point la frustration et le sentiment d’impuissance, le rôle passif d’« observateur » sont éprouvants…

***

Il est parfois extrêmement difficile de vivre des années et des années dans un état de distanciation permanente, de passivité, de neutralité – soudain quelque chose craque à l’intérieur. C’est au niveau du caractère que le problème se pose, car enfin, pendant combien de temps peux-tu faire preuve continuellement de souplesse, d’adaptabilité et aussi d’acceptation, en ce qui concerne les consignes que tu reçois, les opinions que tu es obligé d’exprimer, les rapports que tu es obligé d’avoir avec des gens qui te font parfois horreur, dans des pays où tu te trouves – et conserver en même temps un caractère intact, ton centre de gravité, des rapports solides avec toi-même, ne pas te laisser dépersonnaliser ? Je crois que la plus grande menace, au bout de vingt ans de métier, c’est la dépersonnalisation. À trente ans, tu es un premier secrétaire ou un deuxième conseiller brillant, vivant, « personnalisé », plein d’avenir : et vers la cinquantaine, tu te trouves parfois en présence d’une marionnette parfaitement articulée, bien habillée, polie, souriante, mais complètement creuse à l’intérieur, qui évoque les raouts d’autrefois…

***

Ma conscience n’est pas la conscience du peuple français. Le peuple français avait démocratiquement élu un parlement et celui-ci désignait le gouvernement, dans la légalité républicaine la plus stricte. Ces gouvernements de la Quatrième République avaient une politique étrangère qui était donc incontestablement celle de la France, si la démocratie parlementaire veut dire quelque chose. C’était cette politique du peuple français que je « défendais » de mon mieux […]. J’ai fait ce métier d’avocat avec toute la virtuosité technique dont j’étais capable, avec toute ma loyauté.

 

Jusqu’où peut aller cette loyauté ?

Jusqu’à la fin de la démocratie. 

Extraits de La nuit sera calme © Éditions Gallimard, 1974

Vous avez aimé ? Partagez-le !