Après la Seconde Guerre mondiale, l’Europe a tenté de se rassembler en une communauté fondée sur la question de la défense – ce fut un échec –, puis sur le « doux commerce », pour reprendre le terme de Montesquieu. Dès lors, elle s’est construite comme un espace de politiques communes et de réglementations juridiques dont l’échelon se révèle pertinent dans le cadre des négociations commerciales internationales. À partir des années 1970-1980, des discussions se sont fait jour à propos de l’influence européenne (le soft power) et, à nouveau, de la construction d’une Europe de la défense (le hard power).

La position de la France au sein de cet ensemble est assez particulière. À l’époque gaulliste, les dirigeants pensaient que notre pays pourrait se servir de l’Europe comme d’un prolongement pour sa propre puissance. La France était rayonnante sur le plan culturel, encore influente sur le plan diplomatique, reconnue sur le plan militaire, en particulier grâce à l’arme nucléaire. Pour les promoteurs de cette vision utilitariste, l’Europe, c’était « tout bénéfice ». Les choses ne se sont pas exactement passées ainsi, notamment en raison de la divergence profonde opposant la France au Royaume-Uni, autre puissance nucléaire qui, du fait de son lien avec les États-Unis, était loin d’adhérer à la volonté de Paris d’affirmer une autonomie stratégique européenne.

« En Europe, faire cavalier seul est rarement une stratégie gagnante. Une partie de la culture politique française est éloignée des valeurs de nombre de nos partenaires, par exemple en matière de respect du droit. »

Mais, même dans le domaine économique, comment imaginer que l’Europe serve de porte-voix à notre puissance perdue ? L’espace européen est une construction collective qui exige des pratiques de partage de pouvoir assez éloignées de la manière de faire de la politique en France – que l’on songe aux limites de notre régime parlementaire ou de notre décentralisation.

Aujourd’hui, les cartes ont été rebattues. Les Européens sont confrontés à la nécessité de s’affirmer sur les questions de défense et de sécurité alors qu’une guerre se déroule sur leur sol, à la frontière de l’UE, et une autre non loin de leurs portes. L’an dernier, Josep Borrell, le haut représentant pour les Affaires étrangères et la Défense, a élaboré un corps de doctrine qui prévoit notamment la mise en place d’une capacité de déploiement rapide allant jusqu’à 5 000 militaires en cas de crise, ainsi que le développement des capacités d’analyse du renseignement européen. Cette boussole stratégique commune a été adoptée par le Conseil européen, mais la situation au Proche-Orient a fait voler l’unité en éclats.

En quelques heures, tout ce qui avait été patiemment construit pour affirmer une puissance européenne dans le concert mondial a été réduit à néant. Les Allemands sont redevenus allemands. Emmanuel Macron a tâtonné, de rectificatif en rectificatif. Ursula von der Leyen, sans le moindre mandat, est allée embrasser Netanyahou, et la cacophonie a encore franchi un seuil quand le commissaire européen à l’Élargissement, le Hongrois Olivér Várhelyi, a annoncé que l’UE allait suspendre ses budgets d’assistance aux Palestiniens alors même qu’il ne dispose d’aucune compétence en la matière.

Dès 2017, Emmanuel Macron avait plaidé pour que l’Union européenne soit plus forte, y compris sur ces questions de défense et de sécurité. Ses discours de la Sorbonne et d’Athènes, son concept de souveraineté européenne n’ont pas été compris, faute d’avoir été partagés avec nos partenaires. Je doute que ces idées, certes louables mais trop marquées par la réalité française, auraient pu trouver une réelle traduction à l’échelle européenne. En Europe, faire cavalier seul est rarement une stratégie gagnante. Une partie de la culture politique française est éloignée des valeurs de nombre de nos partenaires, par exemple en matière de respect du droit. Et nos traditions politiques font que nous sommes plus embarrassés, moins agiles pour agir à l’échelle de l’Union que de plus petits pays comme les Pays-Bas ou la Belgique.

« L’Europe, de son côté, doit accepter de se transformer, de ne plus se cantonner à n’être qu’une puissance juridique qui distribue des amendes et fonctionne à la coercition. Elle doit mieux prendre en considération les aspirations des sociétés européennes. »

L’un des points cruciaux, c’est la redéfinition des déterminants d’une puissance européenne. Quand elle a été élue présidente de la Commission en 2019, Ursula von der Leyen s’est engagée à faire avancer l’Europe comme puissance politique et militaire, mais aussi comme exemple mondial dans le domaine de la défense de l’environnement. Sur le premier point, les crises en Ukraine et au Proche-Orient ont démontré que la phrase prononcée par Henry Kissinger en 1970 – « L’Europe, quel numéro de téléphone ? » – était toujours d’actualité. En réalité, nous avons au moins dix numéros de téléphone différents.

Les élections européennes de l’an prochain seront l’occasion d’aborder ces questions de puissance régalienne. Le risque existe que l’extrême droite et les populistes accaparent le débat sur les questions migratoires. À coup de slogans, ils prôneront une politique de repli irréaliste qui nous priverait de nos atouts en termes de puissance d’influence, notamment en direction des pays du Sud. Quant à l’initiative du « pacte vert pour l’Europe » lancée en 2019, la droite et l’extrême droite voudront s’unir pour en réduire les ambitions – elles viennent d’ailleurs de provoquer le rejet par le Parlement européen d’un règlement visant à limiter l’usage des produits phytosanitaires. Songeons aussi que les États-Unis et la Chine sont en train de faire du verdissement de leur économie un élément de leur puissance. Allons-nous passer à côté de ce défi ?

La question de la puissance perdue du Royaume-Uni a été essentielle dans le Brexit. En France, une partie de l’opinion continue de considérer l’Europe comme un renoncement. Mais les nouveaux déterminants de la puissance sont à présent hors de portée d’un pays seul, même de la dimension de la France. En outre, le partage d’une partie de nos prérogatives nous permettrait peut-être de sortir de notre dépression politique, palpable à la déception que nos présidents successifs suscitent de plus en plus rapidement.

Mais soyons justes, l’Europe, de son côté, doit accepter de se transformer, de ne plus se cantonner à n’être qu’une puissance juridique qui distribue des amendes et fonctionne à la coercition. Elle doit mieux prendre en considération les aspirations des sociétés européennes – c’est un point capital concernant la France, pays facilement rebelle. On voit bien que, depuis le référendum de 2005 sur la Constitution européenne, il manque à l’UE une assise démocratique. Aux États-Unis, le retour à l’isolationnisme est l’objet d’un débat politique. La question de la défense européenne sera-t-elle posée lors des élections européennes de 2024 ? Je n’en suis malheureusement pas certaine. 

 

Conversation avec PATRICE TRAPIER

 

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