En juin 2010, le chef de l’État Nicolas Sarkozy me fixa un rendez-vous à l’Élysée. Il était mécontent et me le fit savoir. À peine entré dans son bureau, je m’entendis traiter d’imbécile, pour la simple raison que je n’obtempérais pas à son vœu : vendre à son ami Arnaud Lagardère le quotidien du soir et tout le groupe Le Monde (donc aussi Télérama, La Vie, Courrier international) que je présidais. À cette époque, nous avions besoin d’argent. Cent millions d’euros pour rembourser les dettes et repartir de l’avant. 

Avec Louis Schweitzer, président du conseil de surveillance, et le directeur général David Guiraud, nous avions entamé des discussions avec Carlo De Benedetti, en Italie, pour recapitaliser notre groupe. Le patron de La Repubblica et de L’Espresso était très tenté. Pour nous, Benedetti offrait plusieurs avantages pour l’indépendance du Monde : il n’était pas un acteur clé de l’activité économique en France. Il était confronté aux mêmes problématiques que les nôtres : la lourdeur des imprimeries, le recul du marché publicitaire, la chute des diffusions du papier, le besoin d’inventer un modèle numérique rentable. À la différence des industriels non liés aux médias, Benedetti était « du bâtiment », et la perspective de jeter les bases solides d’un groupe de presse européen était séduisante.

L’idée déplaisait en revanche au président de la République qui me le signifia sans ambages. « Méfiez-vous des Italiens », me lança-t-il – un propos curieux tenu non loin d’une photo le montrant, toute méfiance bue, aux côtés de Carla Bruni.

À ce rendez-vous qui prenait une tournure étrange, Nicolas Sarkozy avait convié son spécialiste des affaires sociales, Raymond Soubie. Il ne me fallut pas longtemps pour constater combien l’expert avait « potassé » le dossier du Monde, en particulier les singularités de l’imprimerie d’Ivry tenue par l’encore tout-puissant Syndicat du livre. Soubie savait combien cet outil industriel était notre talon d’Achille. Une imprimerie, pour un journal, est une source de coûts et de pertes, sauf à la rentabiliser en trouvant des clients. Ce qu’avait fait le groupe Le Monde qui imprimait trois pointures de la presse : le gratuit Direct Matin de Vincent Bolloré, Les Échos de Bernard Arnault, Le Journal du dimanche (JDD) d’Arnaud Lagardère. 

Vu ma mauvaise volonté à céder Le Monde à ce dernier qu’il tenait pour « un frère », Nicolas Sarkozy me laissa entendre qu’il serait difficile pour nous d’accéder aux aides du Fonds de modernisation des imprimeries. Puis, poursuivant un monologue peu amène, il ajouta que si je voulais vraiment opter pour un autre groupe que Lagardère, il préconisait Le Nouvel Observateur que détenait Claude Perdriel. « Un petit groupe », fit-il un rien dédaigneux, mais où il avait l’oreille de Denis Olivennes, alors dirigeant de l’hebdomadaire. Il n’abandonna d’ailleurs pas tout à fait cette idée… 

À l’issue de ce funeste rendez-vous, les contours du combat engagé commençaient à se dessiner. Faute de pouvoir maîtriser la ligne éditoriale du Monde – dont il se plaignait régulièrement auprès de moi par des appels rugueux –, le président voyait dans le volet industriel un moyen de nous affaiblir. Les conséquences liées à mon refus de céder Le Mondeà Lagardère ne se firent pas attendre. À la mi-juillet, Vincent Bolloré me fit savoir qu’il cesserait d’imprimer son gratuit Direct Matin sur nos rotatives d’Ivry. Cette décision brutale était d’autant plus inattendue que quelques semaines plus tôt, lors de notre réunion habituelle à la tour Bolloré de Puteaux (j’étais vice-président, avec Philippe Labro, de cette publication), charmeur et tout sourire, le futur patron de Vivendi s’était félicité de notre partenariat, envisageant de pousser plus loin encore les feux de la diffusion. Quand je le joignis pour essayer de comprendre cette volte-face, le sourire avait disparu. Bolloré prétendit que ses annonceurs se plaignaient de la mauvaise impression de leurs campagnes publicitaires sur notre papier. Si tel était le cas, ce qui restait à démontrer, je proposai de régler ce problème technique. La réponse fut négative. La décision était irrévocable. C’est ainsi que Direct Matin partit s’imprimer dans une usine en difficulté du nord de la France, ce qui lui occasionna des retards de production pendant de longs mois… Bolloré me fit miroiter la création d’un quotidien à 50 centimes qui serait imprimé à Ivry. Projet qui, bien sûr, ne vit jamais le jour. 

À peine enregistrée cette défection, ce fut au tour de Lagardère de nous faire faux bond. On m’expliqua que Le JDD préparait une nouvelle formule. En rompant avec le format berlinois (315 × 470 mm) imprimé par nos machines. Autrement dit, Lagardère quittait Ivry. 

Le troisième acte de cette mauvaise histoire commença lorsque Les Échos de Bernard Arnault dénoncèrent par recommandé le contrat d’impression qui les liait au Monde. Leur retrait ne fut pas immédiat, mais le processus de départ était lancé. Au moment où, avec David Guiraud, nous nous efforcions de céder notre imprimerie à un industriel espagnol, le paysage se dégradait sensiblement. Il était moins facile de vendre quand des clients aussi importants prenaient la poudre d’escampette. C’est ainsi que dans les trois mois qui suivirent mon entretien à l’Élysée, les trois principaux clients de l’imprimerie du Monde, tous très proches du président, nous lâchèrent, causant un trou de quelque deux millions d’euros dans nos comptes. 

À l’évidence, Sarkozy avait obtenu satisfaction, lui qui cherchait comment nous affaiblir. Cela confirmait ma conviction : l’indépendance de la presse suppose d’abord son indépendance financière. Ce n’est pas une idée générale, un idéal, une déclaration d’intention. C’est une condition vitale, une pratique quotidienne indexée à l’état de santé économique de l’entreprise. Si un journal ne fait pas ses fins de mois, son indépendance est une illusion. 

Un dernier mot vaut morale de l’histoire. Au lendemain de mon entretien avec le président, suite à quelques fuites dans la presse, Raymond Soubie me somma de démentir qu’il avait été question de l’imprimerie du Monde lors de mon entretien avec le chef de l’État. « Le président ne s’intéresse pas à ces sujets, il faut que ce soit bien clair, me souffla le conseiller social, sinon nous démentirons. » Je répondis que s’il démentait, donc s’il mentait, je démentirais son démenti… Rien ne vint de l’Élysée, malgré l’annonce d’un démenti imminent aux journalistes qui « couvraient » la vie des médias. Quelques semaines plus tard, je reçus une invitation au théâtre des Champs-Élysées, présidé par le même Raymond Soubie, pour une représentation d’Idoménée de Mozart. J’ai décliné, estimant que la comédie avait assez duré. 

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