Je suis Charlie et je suis prof.

Ou

Je suis Charlie mais je suis prof.

Je suis un mercredi matin comme les autres. Depuis une semaine et bien avant les évènements, j’ai décidé d’interrompre le cheminement littéraire traditionnel de l’année par un chapitre sur la discrimination. Comme une impression que cela s’imposait. Je suis en paix avec moi-même, je suis prof de français et je pourrai expliquer à l’inspection académique que je travaille l’argumentation. Je suis en paix avec moi-même. Je suis prof tout court, et je travaille la réflexion.

Je suis prof et ça n’était pas une vocation. Ca n’était pas inné. Je ne suis pas les profs que j’ai eus. Ils ne sont pas les élèves que nous étions.

Je suis prof à Aubervilliers. J’ai choisi Aubervilliers et aujourd’hui je voudrais ne pas le préciser. Je n’ai pas envie de parler encore de la minute de silence. J’ai envie de parler des centaines de minutes de silence ou de cris. J’ai envie de parler de Meryam, musulmane, qui a toutes les cartes en main pour dire du haut de ses quatorze ans qu’elle est Charlie et de Mehdi, musulman, qui ne les a pas.

Je suis un mercredi matin comme les autres. Les 3ème C entrent en cours. Je travaille sur la discrimination raciale, j’étudie une caricature de Charb.

Je suis un jeudi matin pas comme les autres. Oui, je voudrais être Charlie. Mais je suis aussi prof. Et j’ai la boule au ventre.

C’est la première heure. J’ai raison d’avoir la boule au ventre. Je vais avoir mal à mon bel idéal.

C’est la deuxième heure. J’ai une deuxième classe de 3ème. Comme la veille je suis censée étudier Charb. J’hésite. Un instant l’idée de reculer me fait douter de mon engagement. J’étais comme les autres à Répu la veille. Je suis prof. Je voudrais être Charlie. Je dois avoir la force de la cohérence. Je promets un temps de dialogue en fin d’heure.

Je suis prof alors je fais cours. Quels que soient les bruits de couloir. Quelles que soient les discussions chuchotées. Troisième document. Notez sur vos cahiers « support : caricature de Charb ». Pas de réaction, le nom demeure inconnu. Je projette au tableau. Et là. Ce matin pas comme les autres, quelques secondes m’ont donné raison. Raison plus que tous les débats, plus que tous les mots nécessaires. Je projette le dessin de Charb. Quelques secondes oui : Aminata regarde le tableau. Un blanc dit à un noir qu’il l’aurait bien embauché mais qu’il n’aimait pas la couleur… de sa cravate. Aminata regarde le tableau. Et pendant quelques secondes Aminata éclate de rire.

Les élèves proposent la synthèse : choquer, provoquer le rire pour faire réfléchir. Le débat peut avoir lieu.

Charb au tableau. Charb est Charlie. Je suis prof. Et Aminata a compris.

Rien n’est gagné, loin de là. Mais je sais que suis prof grâce à Aminata, grâce à Meryam, qui ont les cartes en main, et pour Mehdi et pour les autres.

Jeudi 8 janvier. On était tous Charlie, et moi je suis prof. Et je ne vous parlerai pas de la minute de silence. Mais de l’éclat de rire qui nous a sauvé ce jour-là.

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