Quelle serait votre définition de la laïcité ? Comment l’expliqueriez-vous devant une classe ?

Je dirais que toutes les religions sont admises au sein de la République, pas les sectes. C’est cela la laïcité. L’État garantit une protection générale à tous afin que les personnes puissent pratiquer leur religion, mais il ne se mêle de rien. Chacun doit comprendre que les religions n’ont pas à faire la loi en politique. Et j’insisterai, en second lieu, sur la séparation du public et du privé. C’est déterminant. La religion doit se limiter à l’espace familial et aux lieux de culte. La religion, c’est une affaire personnelle.

Précisément, les religions ne sont-elles pas désormais dans la rue ?

C’est saisissant. Dans le grand débat national, en 2013, sur le mariage pour tous, j’ai été extrêmement surprise par la réaction militante d’une grande partie des catholiques. Ce qui n’était habituellement pas visible – le poids des convictions religieuses sur le politique –, nous l’avons tous vu réapparaître comme jamais. La discrétion n’était soudain plus de mise et c’est vrai pour beaucoup de pratiquants des trois grandes religions. Je suis stupéfaite de voir des jeunes juifs dans la rue avec une kippa. C’est quoi une kippa ? On se couvre la tête quand on prie. Cela signifie qu’on met une kippa quand on entre dans une synagogue et qu’on l’enlève quand on sort. Quand on va chez son épicier, on a peu de chances de parler à Dieu ! 

Nous sommes là en présence de revendications identitaires très fortes. Cela veut dire : considérez en premier lieu mon identité religieuse. Je vous impose de me regarder d’abord comme juif, musulman... Et c’est désastreux. Depuis une vingtaine d’années, le paysage a changé, la laïcité recule, recule, recule… Que l’on puisse revendiquer des plats halal, des plats casher dans les crèches ou les écoles, c’est pour moi incompréhensible ! Quand on fréquente l’école publique, on mange comme tout le monde. Les minoritaires n’ont pas à imposer leur régime aux autres. 

Ce qui demande à ces enfants ou à leurs familles une forme de renoncement…

Il y a encore vingt-cinq ans, il n’y avait pas de renoncement parce que personne n’aurait eu l’idée ou le culot de le demander. Chacun, quelle que soit sa religion, avait intégré que l’école de la République ne proposait qu’un seul repas. Maintenant, c’est une exigence…

Cela ne correspond-il pas à une montée des communautarismes appuyée par les politiques ?

C’est à gauche, particulièrement, que cela s’est joué. Il a été admis, à partir de la fin des années 1980, qu’il fallait accepter, tolérer dans certaines limites, le voile. Tout a commencé à Creil en 1989. Trois jeunes filles, des gamines de 12 et 13 ans, viennent au collège en portant un foulard sur leurs cheveux. La gauche n’a pas eu la force de s’y opposer. Ce n’était pas dans ses gènes. Dans cette fameuse journée à l’Assemblée nationale, lors de la séance des questions au gouvernement, le Premier ministre Lionel Jospin aurait dû fermement dire : non, la république ce n’est pas cela et nous ne l’admettrons pas ! 

Votre définition de la laïcité est simple à comprendre et à retenir. Pourquoi les enseignants ne sont-ils pas armés pour affirmer ce principe ?

Je crois que beaucoup sont troublés. Ils ne savent pas quelle est la meilleure définition à proposer à leurs élèves. Et puis le corps enseignant souffre d’un mal : l’objectif de 80 % de bacheliers fixé par Jean-Pierre Chevènement, ministre de l’Éducation nationale (1984-1986), était louable mais les élèves sont arrivés en masse, sans les professeurs ! On a fait entrer des personnes dans les lycées qui n’avaient rien à y faire : elles n’avaient ni le goût d’enseigner ni les compétences pour. Nous bricolons. Or, pour être audible, la parole du professeur doit être portée par un véritable charisme et une autorité. J’ajouterais la bienveillance. Il faut ces ingrédients qui ne sont pas donnés à tous. 

Dans les questions qui reviennent ces derniers jours, des jeunes critiquent le fait que Charlie Hebdo bénéficie du droit à la liberté d’expression alors que Dieudonné est sous le coup de poursuites judiciaires… 

Quand M. Dieudonné dit qu’il est « Charlie Coulibaly », il nous déclare : Je suis Charlie et je me sens bien tueur aussi ! Ce n’est pas exactement la même chose que de dessiner des caricatures ! Les dessins de Charlie n’ont jamais appelé au meurtre de personne ni cautionné des assassinats de masse. Du reste, les dessinateurs de Charlie étaient des pacifistes. Bref, je décortiquerais, sans certitude que les élèves comprennent. 

Pour me remettre les idées en place, ces derniers jours, j’ai repris la lecture de Voltaire et de ses pamphlets. Charlie Hebdo n’est rien à côté de l’ironie terrible, drôle, méchante de Voltaire. C’est lui le papa ! Il ridiculisait et critiquait cruellement les trois religions du Livre, leurs excès criminels. Aujourd’hui, il est devenu impossible de jouer sur scène son Mahomet… Or les religions sont des idéologies, des croyances. On peut se moquer de toutes les religions, sauf si cela risque de provoquer des agressions sur les hommes en chair et en os. La liberté de penser, ce n’est pas seulement la liberté de dire comme tout le monde. C’est aussi celle de tenir des propos qui peuvent choquer.

Cela dit, un point me met mal à l’aise : jamais je n’aurais donné l’ordre de s’emparer de M. Dieudonné, chez lui, à 6 heures du matin, pour le placer en garde à vue. Je ne l’aurais pas fait parce que c’est une erreur politique.

Et si l’on vous demandait en classe pourquoi l’on parle davantage de la Shoah que de la traite des esclaves ? 

Je crois que je leur poserais des questions. Trouvez-vous normal que… ? Est-ce que vous savez ce qui s’est passé ? Il faut transposer l’histoire dans leur monde, demander aux élèves de se mettre à la place des autres. Il n’est jamais inutile de faire cet exercice. 

Peut-on faire comprendre la notion d’État de droit ?

C’est très difficile. L’État est abstrait, et le droit, n’en parlons pas… Il faut prendre des exemples, illustrer au plus près. Montrer comment fonctionne la justice, pourquoi il faut protéger les droits de chacun. Cela ne s’improvise pas. Ainsi, pour comprendre la notion de droits de l’homme, il faut intéresser les enfants à l’histoire, revenir à la Révolution française, enseigner la chronologie et s’appuyer davantage sur les récits. Il faudrait montrer quels progrès ont été réalisés au cours des siècles pour parvenir à un minimum de liberté, quels combats ont été menés pour plus d’égalité.

Comment réaffirmer ces valeurs ?

La ministre de l’Éducation nationale devrait les imposer dans les programmes dès la rentrée prochaine. C’est notre bien commun. Il faudrait aussi opposer ces valeurs à d’autres valeurs en cours ailleurs dans le monde : la soumission, la ségrégation, l’exclusion, l’inégalité des sexes. 

Le socle de la laïcité est très abîmé. Faut-il penser un autre modèle ?

Il n’y a pas trente-six modèles ! Soit on décide d’adopter collectivement le communautarisme. On admet alors que la différence devient l’élément clé de notre société. Dans ce cas, il faut organiser un référendum. Soit nous restons sur notre modèle républicain universaliste. Le choix se situe entre la coexistence des communautés ou la communion du peuple. Je ne vois pas de troisième modèle. 

Que diriez-vous aux jeunes qui ont refusé la minute de silence ?

La vraie question, ce n’est pas eux, ce sont leurs parents ! Pauvres enfants ! Ils répètent ce qu’ils entendent chez eux comme tous les enfants du monde. Et c’est d’autant plus difficile pour le corps enseignant de rétablir les choses que les enfants ont l’impression de défendre leurs parents en tenant ce discours. Ne pas le faire serait, pour eux, une trahison. 

Il y a donc un double travail pédagogique à entreprendre sur les adultes et sur les enfants. Cela passe par l’enseignement des valeurs de la République sur lesquelles on ne transige pas. Expliquer ce qui nous unit et nous permet de vivre ensemble. Et aussi les peines qu’on encourt si on sort du chemin. C’est le discours qu’il faut tenir.  

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO et LAURENT GREILSAMER

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