Le rire a longtemps été perçu comme une prérogative masculine. Nous avons considéré que, souvent caractérisé par un goût pour l’obscénité et la subversion, il était inconvenant pour une femme. Mais ce partage sexué du rire est une construction culturelle aujourd’hui battue en brèche par de nombreuses humoristes qui se réapproprient et jouent des codes de l’obscénité. Rire, c’est toujours transgresser une norme : une norme de langage, lorsque l’on fait un calembour ; une norme sociale, lorsque l’humour est teinté de connotations sexuelles ou scatologiques ; ou encore une norme logique, lorsqu’on pratique l’humour absurde ou le non-sens. Or, la transgression des normes est bien l’une des composantes essentielles de la virilité, cet idéal culturel composé d’injonctions de puissance, de domination, d’audace et d’affirmation de soi. Le terme « blague » désigne d’ailleurs la « blague à tabac », un autre marqueur de virilité. Les femmes, à l’inverse, sont tenues de se soumettre à des injonctions peu compatibles avec l’expression du rire : elles sont censées être belles (or le rire déforme les traits du visage), vertueuses (or le rire implique souvent la moquerie et l’inconvenance) et discrètes (or le rire est sonore et communicatif).

« Le rire implique aussi des relations de pouvoir »


Le regard sur le rire se double aussi d’une distinction entre rire et faire rire. Rire, c’est réagir à un contenu comique, tandis que faire rire, c’est déclencher l’hilarité en faisant preuve d’audace, de fantaisie et de transgression. Et là encore, une différenciation genrée s’opère. Faire rire, être dans l’action, a longtemps été perçu comme un privilège masculin, par opposition à la prétendue passivité féminine. Les hommes font rire tandis que les femmes rient (des plaisanteries des hommes) et peuvent être risibles, devenir l’objet du rire – la satire des femmes se polarisant essentiellement sur leurs attributs érotiques. Et cela se retrouve dans les attentes amoureuses des couples hétérosexuels. Le neurobiologiste américain Robert Provine, en étudiant des centaines d’annonces matrimoniales, a démontré que, si hommes et femmes cherchaient tous deux un ou une partenaire pourvu du sens de l’humour, l’homme attendait d’une femme qu’elle rie de ses blagues, tandis que la femme recherchait un prétendant qui la fasse rire. Faut-il alors être drôle pour être un homme ? C’est en tout cas une redoutable arme de séduction. Rire et séduire (du latin seducio, qui signifie « tirer de côté ») ont en commun de nous dévier de notre route, de nous faire faire un pas de côté, de nous « embarquer ». 

Mais le rire implique aussi des relations de pouvoir et peut être utilisé comme une arme de dégradation, voire d’oppression. Dans l’Iliade d’Homère, le rire des guerriers est associé au triomphe sur l’ennemi. Les vainqueurs rient des vaincus pour les humilier et réaffirmer leur supériorité. De même, ce que j’appelle le « sexisme récréatif », c’est-à-dire l’utilisation de la plaisanterie pour se moquer des femmes, a pour effet la perpétuation et la consolidation de stéréotypes sexués dégradants. Le rire s’inscrit ainsi pleinement dans les rapports de pouvoir et de domination. Rire ensemble des femmes, c’est renforcer une forme de connivence proprement masculine, un entre-soi viril soudé autour de la dégradation et du mépris des femmes.

L’humour n’est pas uniquement l’arme des virilistes. Pour tous les humains, il est une armure psychique, un bouclier contre la peur, l’angoisse et le désespoir. Et pour toutes les catégories sociales dominées ou opprimées, il est une imparable arme d’émancipation, car il permet de contester les logiques de domination et de reconfigurer nos imaginaires. Comme le disait Romain Gary, le rire est « l’arme blanche des hommes désarmés ». 

 

Conversation avec Emma Flacard

Vous avez aimé ? Partagez-le !