En quoi le travail participe-t-il à la construction des hommes ?

Quand on parle du travail des hommes, on parle du travail rémunéré hors du foyer, le travail domestique restant relativement marginal à ce stade. La sociologie montre que le travail constitue un fondement essentiel des légitimités masculines, car il représente un terrain d’accès privilégié à une forme de reconnaissance sociale. Il procure identité, pouvoir et autorité, au point que l’on a parfois l’impression que l’identité des hommes tout entière tient dans le fait de travailler – et de travailler beaucoup. J’ai souvent vu des ouvriers travailler malgré une blessure, ou des cadres répondre à des mails durant leurs vacances, en s’en vantant. Le travail est un espace dans lequel on apprend les codes de la virilité – l’endurance, l’effort, la force… –, mais aussi dans lequel les hommes s’enferment et s’abîment. La masculinité façonne le monde du travail autant que le travail façonne les masculinités.

L’impact du chômage sur la santé mentale des hommes traduit bien cette dimension identitaire : il est chez eux, plus que chez les femmes, associé à des épisodes dépressifs ou à une augmentation de la consommation d’alcool ou de psychotropes. L’image du bread winner – celui qui rapporte le salaire à la maison – pourrait sembler dépassée dans un contexte économique où deux salaires valent mieux qu’un, mais on observe une tendance de fond à un retour de ces stéréotypes.

Comment les mutations du travail influencent‑elles la masculinité ?

La féminisation des effectifs, la montée du chômage ou encore l’intégration de nouveaux outils comme l’IA déstabilisent les identités masculines construites au et par le travail. Donc, paradoxalement, le travail, qui est un puissant vecteur de construction des identités masculines, est également le biais par lequel se teste en permanence leur valeur.

Ces changements du monde du travail nécessitent parfois des reconversions, qui peuvent être mal vécues. Les femmes s’emparent d’ailleurs légèrement plus des outils de reconversion que les hommes – ce qui vient aussi du fait qu’elles ont plus de mal à obtenir des promotions internes ou qu’elles travaillent dans des secteurs peu rémunérateurs.

« Un "vrai homme" n’échoue jamais »


Par ailleurs, le fait qu’il y ait plus de turnover ou d’intérim dans une entreprise complique la possibilité de faire corps avec les collègues, de se constituer en collectif. Or la masculinité se construit aussi en bande. C’est également en raison d’un environnement à l’instabilité de plus en plus marquée que l’on insiste pour appartenir à un « nous ». Une solidarité sélective s’opère. C’est l’entre-soi masculin.

Face à ces changements du travail, une hantise de l’impuissance anime les hommes : un « vrai homme » n’échoue jamais. Cette peur de ne pas être à la hauteur peut survenir lorsque les moyens diminuent pour assurer une même mission, ou encore en raison d’une concurrence accrue, par exemple avec des jeunes gens ultradiplômés. Cette peur-là, celle d’être obsolète, n’est pas récente ; elle a toujours existé.

Que change la féminisation de certains secteurs ?

Soit les hommes s’adaptent – on en voit certains se dire soudain proféminisme, par exemple –, soit ils résistent à la féminisation. C’est le cas dans les métiers corporatistes, sans considération de classes sociales – des avocats aux chauffeurs routiers, ou encore dans la chirurgie, une spécialité médicale toujours très masculine. Faire un « métier d’homme », un métier dur, est une source de fierté. Et on résiste à la présence de femmes. Cela peut passer par des blagues sexistes, ou même par de simples discussions qui créent de la connivence entre hommes et excluent les femmes, typiquement sur le match de foot de la veille.

Il existe aussi des boys club dans des milieux comme la banque ou la politique, où les hommes se cooptent pour intégrer les entreprises et monter dans la hiérarchie. Ceux qui font partie de ces boys club décrivent leur sentiment d’appartenir à un clan protecteur, à un espace protégé face aux changements du monde du travail. Dans le milieu de la tech, la culture des tech bros (diminutif de brothers) – jeunes, masculins et agressifs – est telle qu’on assiste à une déféminisation du secteur : les effectifs féminins ont baissé de 11 % dans les emplois de haute technologie entre 2013 et 2018, d’après Gender Scan.

Ces phénomènes de boys club avaient tendance à s’atténuer – ne serait-ce que parce que certaines lois imposent par exemple des quotas de femmes dans les conseils d’administration –, mais il y a un retour de bâton extrêmement fort ces derniers mois, comme l’illustre l’annulation des programmes de diversité aux États-Unis.

« Les effectifs féminins ont baissé de 11 % dans les emplois de haute technologie entre 2013 et 2018 »


Les nouveaux modes de management changent-ils quelque chose dans la définition de la masculinité par le travail ?

Deux générations de managers s’affrontent. Je pense à un directeur d’entrepôt qui fonctionnait avec une hiérarchie très verticale, très autoritaire. Il a vu arriver un adjoint plus ouvert à la discussion et à l’idée de travailler avec des femmes, plus attentif aussi à l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée… Et le directeur a perdu toute autorité auprès de ses ouvriers, qui ont compris qu’il existait une manière de manager moins autoritaire, moins obsédée par l’idée de travailler à tout prix, quel que soit le degré de fatigue. On revient de ces modes de management paternalistes. C’est ce qu’a montré aussi, dramatiquement, le procès des suicides chez France Télécom. [L’entreprise et certains de ses dirigeants ont été condamnés en 2019 pour harcèlement moral.]

Est-il plus facile aujourd’hui pour les hommes d’exprimer une souffrance au travail ?

En théorie, oui. Cette question ayant été prise en charge par les syndicats, elle s’est institutionnalisée et normalisée. Mais, en pratique, les hommes ont plus de réticences à aller chez le médecin ou à exprimer un épuisement. Ils ont été socialisés à la rétention émotionnelle et au fait de ne pas s’écouter, notamment chez les cadres dont on attend cette endurance. Le registre émotionnel de la colère, en revanche, est tout à fait accepté quand il sert l’idée d’être assertif et dans l’action. 

 

Propos recueillis par HÉLÈNE SEINGIER

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