Que nous apprend le succès de la série anglaise Adolescence ?

Elle interroge la « garçonnité », cette façon dont les sociétés produisent le masculin auprès des enfants. Le meurtre dont il est question ne renvoie pas à un accident individuel, mais à la manière dont on éduque les garçons, aux conséquences de tout un système éducatif qui valorise le culte de la force et le mépris des femmes. Au-delà de l’apprentissage de la misogynie en ligne, c’est la relation entre un père et son fils, le dialogue impossible entre eux, qui me semble être le cœur du sujet. Cette série est un prisme pour comprendre tous les enjeux liés au masculin et à la garçonnité dans notre société.

Comment définissez-vous la masculinité et comment la distinguer de la virilité ?

Je préfère parler de masculinités au pluriel. Il s’agit des cultures – un ensemble de comportements, d’attributs et de pratiques – que les hommes élaborent à partir des injonctions qu’on leur fait. C’est ce qu’on appelle en sciences sociales le « genre », en l’occurrence le genre masculin. La virilité est quelque chose de beaucoup plus restreint : une qualité supposée, qui se caractérise par un certain nombre d’attitudes comme la dureté, le courage, la témérité, auxquelles sont associés des objets qui codent la virilité, comme une arme ou un bolide, voire la pilosité.

Comment ont évolué ces masculinités ces dernières décennies ?

À partir des années 1970, on assiste à une « montée des doutes », une fragilisation multiforme qui se traduit notamment par le déclin des professions viriles, celles qui exigent de la force, dans le monde agricole comme chez les ouvriers. À travers la désindustrialisation, ce phénomène a touché ceux que les économistes appellent les « perdants de la mondialisation ». Dans les années 1980, le chômage de masse a beaucoup frappé des hommes dans la sidérurgie ou la métallurgie. Cette montée des doutes a été accrue par un rétrécissement de la vie psychique : par opposition aux femmes, les hommes lisent moins, s’intéressent moins à la culture, valorisent un caractère taciturne qui consiste à nier ses émotions, à refuser la parole, l’écoute ou la thérapie. Et là-dessus est arrivé #MeToo, qui a fait l’effet d’une déflagration. Au-delà des violences sexuelles, on s’est mis à questionner l’expression du désir masculin, la vie intime et amoureuse des couples, ainsi que tout un système de domination. Tous ces facteurs peuvent expliquer, sur le plan électoral, la lame de fond populiste.

« Dès l’Antiquité, les sociétés humaines ont déployé beaucoup d’énergie pour dicter et transmettre des normes propres à différencier les sexes »


Peut-on parler d’une « crise de la masculinité » ?

L’expression ne me paraît pas juste, car il est toujours beaucoup plus facile d’être un homme que d’être une femme. Un certain nombre de privilèges et d’avantages sont toujours associés au masculin. Des privilèges économiques, d’abord : dans le secteur privé, les femmes gagnent en moyenne 23 % de moins que les hommes. Mais aussi des privilèges socio-scolaires : on oriente davantage les garçons vers les secteurs lucratifs comme la tech, la finance, l’aéronautique, etc.

Certains s’inquiètent pourtant d’une perte de vitesse des garçons dans le milieu scolaire… Qu’en est-il ?

Oui, c’est un fait bien documenté. Les garçons sont en train de décrocher scolairement. Aux États-Unis, à l’échelle nationale, ils représentent 42 % des étudiants et les filles 58 %. En Grande-Bretagne, 15 % des garçons sont complètement déscolarisés, contre 11 % des filles. Cela illustre-t-il un mal-être masculin ? Sans doute, mais ce décrochage est aussi le symptôme d’une aliénation masculine, qui associe le masculin à la force physique et au désintérêt pour les choses de l’esprit. Ce phénomène, loin d’être nouveau, se paie aujourd’hui au prix fort sur le marché scolaire et, bientôt, sur le marché de l’emploi, puisque l’on assiste à une féminisation des professions à responsabilité dans les métiers de la justice ou au sein des grandes entreprises.

Comment les normes de genre associées à la masculinité se transmettent-elles ?

Dès l’Antiquité, les sociétés humaines ont déployé beaucoup d’énergie pour dicter et transmettre des normes propres à différencier les sexes. Les Grecs avaient mis en place des rites de passage réservés aux garçons, comme l’éphébie ou la cryptie, qui marquaient la transition entre l’enfance et l’âge adulte tout en les préparant à leur rôle de citoyens. À Rome, la cérémonie de la « toge virile » faisait du garçon un homme, l’associant au pouvoir politique et familial – contrairement à la jeune fille, qui en était exclue. Ces rites ont traversé les époques, tout en évoluant.

 

« Le patriarcat est une équation qui pose que les personnes de sexe masculin incarnent l’universalité de la condition humaine »

 

Il reste que le poids de ces normes est très fort, pour les garçons comme pour les filles. C’est une véritable « prison du genre » qui s’institue dès l’enfance et traverse tous les milieux sociaux. Le modèle appauvri associé au masculin – nier ses sentiments, jouer aux durs, ne pas parler – se traduit d’ailleurs par des faits tragiques. En France, les hommes représentent 96 % des détenus, causent plus de 80 % des accidents mortels et sont aussi trois fois plus nombreux à décéder sur la route. Il y a de même un sursuicide des hommes par rapport aux femmes.

Comment les masculinités composent-elles avec l’émergence du monde queer ?

La culture queer est une remise en cause des genres, et en particulier de la binarité, que ce soit dans le vêtement, l’art, le langage, la sexualité… Dès lors que cela brouille le genre, les tenants d’une masculinité traditionnelle se sentent menacés. Cela explique pourquoi tant de masculinistes sont aussi misogynes et homophobes. Le patriarcat est une équation qui pose que les personnes de sexe masculin incarnent l’universalité de la condition humaine. La pensée queer vient télescoper cette illusion.

Vous parlez de conflit de genres, de quoi s’agit-il ?

Ce conflit oppose deux grands projets de société. Le premier, vertical et traditionnel, postule la vocation biologique des uns et des autres, avec le pouvoir aux hommes et les femmes au foyer. Le second s’appuie sur une égalité des sexes et des genres ; chacun et chacune y dispose des mêmes droits civils, politiques, professionnels, sociaux, etc. C’est un projet de société fondé sur ce que j’appelle la « justice de genre ».

Ce conflit existe depuis la Révolution française, avec l’action de féministes comme Olympe de Gouges et Condorcet. Ce qui est nouveau, à mon sens, est la réaction masculiniste, qui date de plus de trente ans et cherche à annuler les conquêtes féministes. D’un point de vue culturel, cette contre-révolution a commencé dans les années 1990 aux États-Unis, autour de groupes « mythopoétiques » qui incitaient les hommes à renouer avec leur « mâle profond ». Quelques années plus tard, elle s’est enracinée dans le monde politique avec des leaders comme Berlusconi qui, par son côté à la fois clownesque et sexiste, est l’un des premiers modèles de cette contre-révolution masculiniste, annonçant Bolsonaro, Trump et consorts. Pour les magnats de la tech américaine, Musk et Zuckerberg en tête, l’« énergie masculine » s’exprime à travers le succès économique et les réseaux sociaux, y compris lorsqu’ils impliquent le cyberharcèlement. Cette domination techno-ploutocratique est en soi masculiniste, mais drapée dans les habits du nouveau monde.

« On peut pratiquer une désobéissance de genre en refusant les modèles dominants en matière de masculinité »


Vous disiez qu’il n’y a pas de « crise de la masculinité » mais de nombreux hommes ne vivent-ils pas un conflit intérieur entre une tentation du repli masculiniste et une injonction à se « déconstruire » ?

Oui, je suis d’accord. Plus qu’une guerre des sexes entre hommes et femmes, on assiste à une guerre à l’intérieur même du masculin. Plusieurs masculinités s’opposent : d’un côté, le modèle de virilité obligatoire, qui est encore prégnant bien qu’en déclin dans le monde du travail ; de l’autre, des hommes qui désobéissent aux injonctions sociales. On peut pratiquer une désobéissance de genre en refusant les modèles dominants en matière de masculinité. Au xxe siècle, des personnages aussi différents que Charlie Chaplin et Jean-Jacques Goldman sont tous les deux dans cette dissidence. Le premier, parce qu’il est vulnérable, maladroit, ridicule et qu’il s’oppose à tous les mâles dominants. Dans l’univers très macho du rock, Goldman s’est toujours situé du côté des femmes, se présentant comme un être humble et faillible, incapable de violence.

Faut-il parler d’hommes déconstruits ?

Le mot ne me parle pas. On peut parfaitement être en accord avec les « nouvelles masculinités » et, dans le même temps, se reconnaître dans une culture virile – du moment qu’elle n’implique ni violence, ni misogynie, ni homophobie. Regarder un match de foot en buvant des bières avec ses potes, où est le problème ? La question n’est pas de renoncer à nos cultures de genre, mais de faire en sorte qu’elles soient accessibles à tout le monde. Si une femme veut s’occuper du barbecue et si un homme veut se maquiller, il n’y a aucun souci. En revanche, je suis intraitable sur le fait que les hommes peuvent et doivent adhérer aux idéaux de la justice de genre, qui portent une société où les différences biologiques ne seraient corrélées à aucune injustice sociale. Le biologique existe évidemment, mais aucune inégalité sociale ne devrait en découler.

De quoi seraient faites ces « nouvelles masculinités » ?

Il faut partir d’une double interrogation. Qu’est-ce que l’on ne supporte plus de la part des hommes ? Quelles masculinités voulons-nous après #MeToo, pour que les hommes deviennent pleinement modernes ? J’imagine une masculinité de non-domination, c’est-à-dire dénuée de pouvoir sur autrui. Je pense aussi à une masculinité d’égalité dans toutes les sphères sociales – le couple, le bureau, la rue, la politique. Enfin, il y aurait une masculinité de respect, faite de consentement et d’une nouvelle civilité sexuelle. En somme, une masculinité sexy parce qu’égalitaire. Ce que je propose est donc un « new deal de genre », qui consiste à redistribuer les rôles et les pouvoirs. Je crois qu’il en va du bonheur de millions de personnes, hommes et femmes, garçons et filles. 

 

Propos recueillis par CLAIRE ALET & EMMA FLACARD

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