Les Français considèrent à une très nette majorité (64 %) que l’État remplit mal son rôle d’actionnaire dans les entreprises au capital desquelles il détient une participation, selon un sondage Opinionway pour Les Échos et Radio Classique, réalisé du 14 au 16 mars 2018 auprès d’un échantillon de 1 013 personnes. Mais, si la gestion et le pilotage stratégique opérés par la puissance publique laissent manifestement à désirer aux yeux de nos concitoyens, ces derniers sont en revanche bien plus partagés sur l’opportunité de vendre une partie de ces actifs. 53 % sont ainsi favorables à une cession par l’État d’une partie du capital qu’il détient dans Renault, 50 % pour ce qui est d’Air France et respectivement 47 % et 45 % pour la SNCF et La Poste (d’après un sondage Elabe pour Les Échos, l’Institut Montaigne et Radio Classique, réalisé du 5 au 6 septembre 2017). On constate au passage que les scores d’adhésion sont relativement similaires, quelle que soit l’entreprise. Ceci constitue un indice du fait que l’opinion se positionne sur cette question de manière assez idéologique et que la réponse donnée correspond, en pour ou en contre, à une position de principe plus qu’à une réponse circonstanciée tenant compte de la situation et de la nature de la société en question.

Cette attitude vis-à-vis d’une participation ou d’un contrôle publics de grandes entreprises est, comme on pouvait s’y attendre, en partie indexée sur le vote à la présidentielle, mais en partie seulement. 17 % des électeurs de Jean-Luc Mélenchon et 11 % de ceux de Benoît Hamon au premier tour souhaitent que l’État réduise significativement le volume de ses participations dans ces entreprises, contre 40 % des électeurs fillonistes. Mais, même dans cet électorat ayant voté pour le candidat affichant le programme le plus libéral lors de la campagne, une large majorité se dessine en faveur du maintien des participations de l’État au niveau actuel (45 %), voire d’une augmentation significative des participations (15 %). Ces chiffres illustrent que, par-delà le clivage gauche-droite (qui a d’ailleurs perdu de sa pertinence et de sa force), la question de la participation étatique dans un certain nombre de grandes entreprises demeure un point de consensus pour toute une partie de la société française.

Si le sujet de la cession d’une partie des actifs de l’État revient périodiquement dans le débat, du fait d’une nécessité chronique de rechercher des moyens de réduire le déficit public, on constate sur le temps long une certaine permanence de l’opinion sur la question des privatisations. Une enquête de l’Ifop réalisée pour L’Express en décembre 1992 indiquait ainsi que 48 % des Français étaient favorables à la privatisation de la SNCF et 46 % à celle de La Poste, soit des chiffres très proches de ceux issus de l’enquête de 2017 (respectivement 47 % et 45 %). En l’espace de vingt-cinq ans, le rapport de force, certes relativement équilibré, est resté d’une grande stabilité concernant ces deux symboles des entreprises publiques à la française. L’adhésion à la privatisation a, en revanche, cédé du terrain pour ce qui est de Renault (61 % à l’époque contre 53 % aujourd’hui) et d’Air France (62 % versus 50 %). Le fait que l’État a réduit sa présence au capital de ces deux grandes sociétés explique sans doute ce mouvement, une part significative des Français estimant que, même si ces entreprises sont devenues majoritairement privées, il est néanmoins utile que la puissance publique y conserve une participation et ne se désengage pas totalement.

Le souhait que l’État ne cède pas ses participations est soutenu par différents arguments qui se nourrissent mutuellement. Le premier est de nature patrimoniale. Pour les Français favorables au maintien des participations publiques, vendre ces actions reviendrait en quelque sorte à brader les « bijoux de famille » et à dilapider un patrimoine acquis par les générations précédentes pour payer les dépenses courantes. Hormis la condamnation morale de ce choix de facilité, l’argument de l’intérêt bien compris est également avancé. En vendant ses participations dans certaines entreprises (comme ADP ou La Française des jeux), l’État se prive à terme de confortables dividendes. De ce point de vue, le précédent de la privatisation des autoroutes a profondément marqué les esprits. La rente du réseau autoroutier, dont la construction a été financée par l’argent des Français, tombe désormais dans l’escarcelle de groupes privés qui, au passage, ont substantiellement augmenté les tarifs. Ce transfert d’infrastructures à des intérêts privés n’est ni compréhensible ni acceptable pour une large majorité de Français. D’après un sondage Opinionway réalisé en janvier 2015, pas moins de 78 % des sondés se disaient favorables à la renationalisation des autoroutes. Cette désapprobation a franchi un cap supplémentaire lors du mouvement des Gilets jaunes. De très nombreuses barrières de péage ont été d’abord occupées, puis dégradées, voire incendiées, notamment à Virsac au nord de Bordeaux ou bien sur le pourtour méditerranéen, où tous les péages, de Perpignan à Orange, ont été pris pour cible. Ces actions spectaculaires ne sont pas sans rappeler évidemment l’attaque par des émeutiers parisiens du mur des fermiers généraux dans la nuit du 12 au 13 juillet 1789. Les barrières, où était perçu l’octroi pour toute marchandise entrant dans Paris, furent alors occupées et des brèches percées dans ce mur. Mutadis mutandis, les compagnies bénéficiant des concessions autoroutières ont été l’objet de la même colère que celle qu’essuyèrent les fermiers généraux levant l’octroi, à la veille de la prise de la Bastille…

On voit bien qu’il n’est donc pas uniquement question d’économie ou de finance, mais également d’histoire, de politique et d’identité dans cette affaire. La France s’est construite autour de l’État. Du fait des nationalisations opérées au fil du temps et du développement d’entreprises publiques puissantes (EDF en étant l’exemple le plus abouti), le périmètre du secteur public et étatique s’était singulièrement élargi, jouant le rôle d’une armature particulièrement structurante pour le territoire. Les privatisations décidées par les majorités successives (les télécoms, les autoroutes, l’énergie avec Gaz de France devenu Engie, et demain ADP) apparaissent dès lors plus ou moins consciemment à toute une partie de la population comme un démantèlement de cette armature héritée de l’histoire, alors même que la société française connaît un processus de fragmentation sans précédent. Dans ce contexte, et pour reprendre l’expression utilisée dans mon livre L’Archipel français, la poursuite des privatisations est un des éléments participant à l’archipelisation du pays. Par-delà des considérations budgétaires et financières, cette dimension contribue sans doute également à entretenir l’opposition à cette décision politique. 

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