Comment interpréter le fait que Poutine donne cet entretien à Tucker Carlson ?

Poutine s’adresse non seulement au public américain, qu’il sait isolationniste et moins préoccupé de la Russie que de la situation à la frontière mexicaine, qu’il évoque, mais aussi à ses élites politiques, obsédées par la Chine. La multiplication des références aux échanges passés avec les dirigeants américains signale une ambition de retrouver la parité d’autrefois. C’est, depuis 2000, l’un des deux objectifs du Kremlin, redonner à la Russie le statut de grande puissance qu’avait l’Union soviétique. Il dit regretter que la Russie, après avoir accepté la dissolution de l’URSS et la fin de la division idéologique du monde, n’ait pas été invitée à être associée à ce qu’il nomme l’« Ouest civilisé ». Cette volonté de parité passe par la réalisation du deuxième objectif, rassembler les « terres russes », un ensemble dont l’Ukraine fait partie selon lui. En suggérant qu’après la présidence de Joe Biden le rétablissement de la communication avec le gouvernement américain serait possible, l’ancien journaliste de Fox News, aligné sur Donald Trump, joue le rôle d’idiot utile, apprécié à Moscou. Il n’hésite d’ailleurs pas à décrire Vladimir Poutine comme un président chrétien. Poutine intervient donc directement dans la campagne électorale en cours.

 

Quel est le sous-texte diplomatique de son discours ?

L’entretien démarre sur une question du journaliste : « La menace de l’Otan n’est-elle pas la cause de la guerre ? » qui appelle une réponse ferme : « J’attends des questions sérieuses et je n’ai jamais dit cela. » Cette seule entrée en matière devrait être méditée par ceux qui, en France notamment, ont fait de l’extension de l’Otan en 2004, à la demande des pays souverains concernés, le facteur premier de l’agression russe.

Cette révision du discours du Kremlin – qui, au départ, avait expliqué au public russe qu’il s’agissait d’une guerre préventive visant à en éviter une bien plus grave, provoquée par les États-Unis et « l’Occident collectif » – fait partie d’un récit cherchant à déconstruire la perception que la Russie est une menace existentielle. On a bien senti à Moscou que, depuis l’intensification des frappes russes sur les villes ukrainiennes et la confirmation des graves incertitudes électorales américaines, la conscience d’un risque de conflit étendu et donc la nécessité de s’y préparer, si la garantie de sécurité américaine venait à faire défaut, ne sont plus des tabous en Europe. Il s’agit par conséquent de déconstruire une menace qualifiée d’imaginaire – « Je n’ai pas à attaquer la Pologne ou la Lettonie », explique Poutine.

Dans la pensée stratégique occidentale, deux paradigmes sont en concurrence : stabilité et identité. Pour les tenants de la stabilité, présents surtout en Europe occidentale et aux États-Unis, il est essentiel de trouver un point d’équilibre avec l’adversaire, donc de maintenir des canaux de communication, comme au temps de la guerre froide et au début de la guerre d’Ukraine. Pour ceux qui privilégient l’approche identitaire, la Russie est une menace – on en a la preuve depuis 2014 avec l’annexion de la Crimée – parce qu’elle l’a toujours été dans son histoire impériale, ravivée par Staline. C’est la position des Baltes, des Polonais ou des Roumains, instruits par l’histoire, dont l’influence est croissante auprès des décideurs occidentaux depuis 2022 – « On vous l’avait bien dit ! » Le Kremlin le sait et tente de désamorcer cette inflexion qui lui est défavorable.

Poutine vise directement le Congrès des États-Unis, en délicatesse avec la Maison-Blanche sur une nouvelle assistance militaire à Kiev. À quoi bon, dès lors que nous voulons négocier ? « Nous ne refusons pas de négocier. Nous voulons négocier. C’est la partie occidentale et l’Ukraine, pays satellite des États-Unis qui bloquent. » Il s’agit de semer le trouble chez les décideurs, même si l’objectif unique de cette négociation est une capitulation ukrainienne.

« Plus de guerre, plus d’inflation, et finies les incertitudes qui nourrissent l’angoisse collective ! Le message général est celui d’une offre d’apaisement »

Quel message adresse-t-il à Trump ? Aux extrêmes droites occidentales ?

Clairement, ce message s’énonce ainsi : je suis prêt à négocier la fin de la guerre d’Ukraine – toujours nommée « opération militaire spéciale » – dont la prolongation est due au soutien apporté par l’administration Biden à Kiev, dans l’objectif de chasser les Russes, tentative qualifiée de « grave erreur aux proportions historiques ». D’ailleurs, les peuples européens souffrent des conséquences économiques de la guerre d’Ukraine, avec la hausse des prix de l’énergie et de biens essentiels. Plus de guerre, plus d’inflation, et finies les incertitudes qui nourrissent l’angoisse collective ! Le message général est celui d’une offre d’apaisement, qui fait penser à la politique de compromission des chancelleries européennes avec le régime hitlérien de 1933 à 1938.

 

Quels sont, selon vous, les points importants de l’interview ?

Ce que je retiens, c’est le fait que le nom d’Hitler soit cité seize fois par Poutine, dont dix fois à propos de la situation des années 1930, lorsqu’il s’agissait de « réunifier les terres allemandes » ; seul le refus polonais de les céder pacifiquement, dit-il, a provoqué l’attaque contre un pays qui porte donc la responsabilité de la Seconde Guerre mondiale. On savait déjà que Dmitri Outkine, l’adjoint de feu Prigojine avait des tatouages SS à la base du cou et qu’il avait choisi Wagner comme nom de guerre, puis pour baptiser sa cohorte de mercenaires, en référence au compositeur favori d’Hitler. On sait moins que les travaux du général et géographe allemand Karl Haushofer, théoricien de l’espace vital auprès des nazis, est un livre de référence à l’Académie militaire russe. On ne peut être que confondu par le parallélisme ainsi assumé.

« Le récit historique construit un imaginaire dont la seule fonction est de légitimer une revendication suivie d’une conquête. »

Quel est le rapport de Poutine à l’histoire ? Procède-t-il à une réinterprétation ?

Il est obsédé par l’histoire, et il se dit que la période du confinement aurait accentué ce penchant. Ses propos ne font que confirmer sa thèse de juillet 2022, « Nous sommes un seul peuple », dont la lecture est obligatoire dans les armées russes. L’Ukraine n’existe pas et ne doit pas exister. Pour étayer sa démonstration, il a besoin de réécrire l’histoire de la Russie de fond en comble par un récit des origines. On y présente la Rus’ de Kiev comme le berceau de la nation russe. Or le terme de « Rus » vient du grec de Byzance et désigne les Varègues qui commerçaient de la mer Baltique à la mer Noire, en passant par Novgorod et Kiev. La réalité historique est que les princes de Moscovie n’affirmèrent leur pouvoir que comme collecteurs des tributs exigés pour les maîtres tatars de la Horde d’or, du xiiie au xvie siècle ; ils bénéficièrent de leur appui pour soumettre les autres principautés, dont Novgorod. Le récit historique construit un imaginaire dont la seule fonction est de légitimer une revendication suivie d’une conquête. Il est d’autant plus efficace que nous sommes, en Europe occidentale, ignorants du passé des pays de l’autre Europe. D’ailleurs, plusieurs dirigeants européens, dont le président français, ont eu droit au Kremlin au même type de très longue introduction lors de leurs rencontres dans les premières semaines de la guerre. Non sans effet.

On retrouve deux autres constantes dans le discours de Poutine. D’une part, la responsabilité de Staline et de Lénine dans la création d’une République ukrainienne ; d’autre part, l’amalgame entre le nationalisme ukrainien et le « nazisme », qui s’appuie sur la présence de miliciens ukrainiens dans les rangs des Waffen-SS et, plus encore, sur la promesse de soutien allemand à l’indépendance de l’Ukraine à partir de 1942, comme partout ailleurs en Europe centrale et orientale dans les petites nations voulant s’émanciper des centres dominateurs ou de la tutelle de Staline. Ce qui est permanent, c’est le déni des élites poutiniennes qu’il puisse exister une nation ukrainienne.

 

Quelle est votre vision de la suite du conflit et de son issue éventuelle ?

La guerre d’Ukraine va se poursuivre dès lors que le Kremlin n’a pas atteint ses objectifs initiaux et permanents : installer à Kiev un gouvernement soumis à Moscou. Il n’a pas non plus pris le contrôle total des quatre régions annexées par décret en octobre 2022 (Louhansk, Donetsk, Zaporijjia et Kherson) ni de la ville d’Odessa et du littoral de la mer Noire à l’ouest de la Crimée – but de guerre rappelé par Poutine le 14 décembre 2023 : « Odessa est une ville russe. Tout le monde sait cela. » Ces échecs russes sont un succès pour l’Ukraine. En stratégie, celui qui gagne est celui qui ne perd pas. Les Ukrainiens vont renforcer leurs capacités défensives, poursuivre le ciblage des bases russes en Crimée, moins pour reconquérir ce territoire que pour qu’il cesse d’être une base d’actions offensives, et continuer de lancer des attaques en Russie même. Deux conditions décisives sont toutefois requises : la conscription des Ukrainiens de 25-27 ans et l’augmentation de l’aide militaire européenne, encore insuffisante. Notons néanmoins que vendredi 16 février, à la suite de Londres et Berlin, Macron a signé à l’Élysée avec Zelensky le troisième accord bilatéral de sécurité liant l’Ukraine à un pays européen. 

Propos recueillis par MANON PAULIC

 

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