LE 6 FÉVRIER DERNIER, Vladimir Poutine a reçu au Kremlin l’éditorialiste trumpiste Tucker Carlson pour la première interview accordée à un média occidental depuis près de trois ans. Relayé sur le réseau X d’Elon Musk, le show poutinien a fait le tour du monde (des dizaines de millions de vues), aussitôt complété par les déclarations hallucinantes de Donald Trump contre les membres impécunieux de l’Otan, affirmant qu’il laisserait avec joie ceux-ci se faire envahir par la Russie. Le numéro de duettistes s’est même prolongé de quelques codicilles, Poutine assurant qu’il préférerait la réélection d’un Biden, « plus prévisible », et Trump prétendant que, Biden réélu, la Russie recevrait l’Ukraine en « cadeau » !
Devant tant de confusion – c’est le lot de toutes les guerres –, nous avons
pensé qu’il était utile d’en revenir aux faits – c’est l’une des vocations du 1 hebdo. C’est pourquoi nous publions de larges extraits de l’intervention de Poutine, malgré son révisionnisme historique et son lot d’affirmations fallacieuses sur la genèse du conflit. Sur le fond, ces deux heures au style oral relâché se situent dans le droit fil de son article du 12 juillet 2021 qui considérait que les peuples russe et ukrainien ne faisaient qu’un. Mais elles s’inscrivent dans une séquence bien particulière : un mois avant sa réélection annoncée à la présidence russe et à un moment où l’élection américaine de novembre connaît un premier round particulièrement musclé.
Pour mieux décrypter Poutine dans le texte et jusque dans ses non-dits, tenter de comprendre les manoeuvres en cours, nous avons sollicité l’ancien Premier
ministre Dominique de Villepin, le géographe Michel Foucher et l’écrivain André
Markowicz : leurs commentaires critiques et documentés sont autant d’éclairages précieux alors que la guerre russo-ukrainienne atteint une phase cruciale.

 

Carlson: Monsieur le Président, merci beaucoup. Le 24 février 2022, vous vous êtes adressé à votre pays et votre nation alors que le conflit venait d’éclater en Ukraine. Vous avez déclaré agir après être arrivé à la conclusion que les États-Unis risquaient, avec l’aide de l’Otan, de mener une attaque surprise, une agression contre votre pays. Pour les Américains, cela ressemble à de la paranoïa. Pourquoi pensez-vous que l’Amérique risquait de porter un coup à la Russie sans prévenir ? […]

Poutine: C’est un talk-show que nous avons, vous et moi, ou une conversation sérieuse ? […] Vous avez une formation d’historien à la base, pour autant que je sache, n’est-ce pas ?

Carlson: Oui.

Poutine: Alors je me permettrai – juste 30 secondes ou une minute – de faire une petite mise au point historique. Vous n’êtes pas contre ?

Carlson: Bien sûr que non, je vous en prie.

Poutine: Voyez comment se sont nouées nos relations avec l’Ukraine. D’où sort-elle, l’Ukraine ?

L’État russe a commencé à se constituer comme État centralisé en 862, ce qui est considéré comme l’année de sa fondation. […]

« C’est un talk-show que nous avons, vous et moi, ou une conversation sérieuse ? »

La date suivante, très importante dans l’histoire de la Russie, est 988. L’année du baptême de la Rus’, quand le prince Vladimir, arrière-petit-fils de Riourik, a christianisé la Rus’ et lui-même embrassé le christianisme – le christianisme oriental. De ce moment, un État russe centralisé a commencé à s’affermir. […] À l’origine, le mot « ukrainien » signifiait que la personne qu’il désignait vivait aux confins du royaume, « u kraïa » en russe, ou bien servait, en gros, comme garde-frontière. Il ne désignait pas un groupe ethnique particulier1.

Seulement les Polonais cherchaient à poloniser par tous les moyens et en fait traitaient cette partie des terres russes assez durement, pour ne pas dire cruellement. […]

Et en 1654, juste un peu plus tôt même, ceux qui contrôlaient le pouvoir dans cette partie des terres russes s’adressèrent à Varsovie pour demander qu’on leur envoie des gens d’origine russe et de confession orthodoxe. Comme Varsovie ne leur répondait pas, et en fait rejetait cette demande, ils se tournèrent vers Moscou, pour être pris sous son aile.

Carlson: Je ne vois pas en quoi c’est pertinent par rapport à ce qui s’est passé il y a deux ans.

Poutine: Ensuite, sous le règne de Catherine II, la Russie a récupéré toutes ses terres historiques, y compris le Sud et l’Ouest. Tout cela a continué jusqu’à la révolution. Mais avant la Première Guerre mondiale, l’état-major autrichien a très activement commencé à promouvoir l’idée d’une Ukraine et de son ukrainisation. […] Et cette idée, née autrefois en Pologne, selon laquelle les gens vivant sur ce territoire n’étaient pas tout à fait russes, qu’ils constituaient un groupe ethnique particulier, les Ukrainiens, a ainsi progressé […]

 

Carlson: Vous dites qu’une partie de l’Ukraine est en réalité un territoire russe depuis des centaines d’années. Pourquoi en ce cas, quand vous êtes devenu président, ne pas l’avoir simplement reprise, il y a vingt-quatre ans ? Vous disposiez de l’arme nucléaire. Alors pourquoi avez-vous attendu si longtemps ?

Poutine: Je vais vous le dire […]. Lors de la formation de l’Union soviétique, on est déjà en 1922, les bolcheviques ont créé l’Ukraine soviétique qui jusqu’alors n’avait jamais existé2. Staline était partisan que ces républiques naissantes entrent dans l’Union au titre de formations autonomes, mais bizarrement le fondateur de l’État soviétique, Lénine, a insisté pour qu’elles aient le droit de se retirer de l’Union. Et, là encore pour des raisons qu’on ignore, il a doté la nouvelle Ukraine soviétique de terres et de populations vivant sur ces terres, même si elles ne s’étaient jamais déclarées ukrainiennes jusqu’alors […], y compris toute la région bordant la mer Noire, région intégrée à la Russie sous le règne de Catherine II et qui, de fait, n’avait jamais eu aucun rapport historique avec l’Ukraine.

Carlson: Je vois que vous avez une connaissance encyclopédique de cette région. Mais pourquoi n’avez-vous pas fait valoir, au cours des vingt-deux premières années de votre présidence, le fait que l’Ukraine n’était pas un vrai pays ?

Poutine: […] Au cours des décennies passées au sein de l’URSS, l’Ukraine soviétique s’est développée, et les bolcheviques, toujours pour des raisons obscures, se sont occupés de l’ukrainiser […].

Mais après la Seconde Guerre mondiale, l’Ukraine a encore reçu une part non seulement de territoires antérieurement polonais – l’Ukraine occidentale d’aujourd’hui – mais aussi de territoires hongrois et roumains. Ces derniers ont été incorporés à l’Ukraine et en font toujours partie. C’est pourquoi nous avons toutes les raisons de dire que, bien sûr, l’Ukraine, en un certain sens, est un État artificiel créé par la volonté de Staline.

Carlson: Avez-vous dit à Orbán qu’il pourrait récupérer une partie des terres d’Ukraine ?

Poutine: Non, je ne l’ai jamais dit. Jamais, pas une fois. […] Mais je sais de manière certaine que les Hongrois qui vivent là aimeraient évidemment réintégrer leur patrie historique.

Carlson: De nombreuses nations se sentent frustrées par les frontières redessinées après les guerres du xxe siècle et d’autres remontant à mille ans, comme celles que vous avez mentionnées. Mais le fait est que vous n’avez jamais exposé ce point de vue avant février 2022, et dans le cas que vous avez présenté, […] vous expliquez que vous avez senti une menace physique de la part de l’Occident et de l’Otan, y compris une potentielle menace nucléaire…

Poutine: […] Premièrement, je pense que le gouvernement de la Russie partait des principaux fondements des relations entre la Russie et l’Ukraine. Une langue pratiquement commune : plus de 90 % de la population y parlait russe3 ; des liens de parenté : un citoyen sur trois entretenait des liens familiaux ou amicaux ; une culture commune ; une histoire commune ; enfin, une religion commune ; une situation commune au sein d’un unique État au fil de plusieurs siècles ; des économies fortement interdépendantes… ce sont des choses tout à fait fondamentales. Tout cela est à la base d’inéluctables bonnes relations entre nous.

Deuxième point, très important, […] le précédent gouvernement russe partait du fait que l’Union soviétique avait cessé d’exister, qu’il n’existait plus aucune ligne de séparation de caractère idéologique. La Russie est allée volontairement et activement jusqu’à la dissolution de l’Union soviétique, pensant que ce serait compris par ce qu’on appelait déjà entre guillemets, « l’Occident civilisé », comme une offre de coopération et d’alliance. […]

Il y avait des personnes intelligentes, y compris en Allemagne. Egon Bahr, par exemple, un homme politique important du Parti social-démocrate, qui insistait personnellement lors des pourparlers avec le gouvernement soviétique, avant l’effondrement de l’URSS, pour dire qu’il fallait créer un nouveau système de sécurité en Europe. Qu’il fallait aider l’Allemagne à se réunifier, mais aussi créer un nouveau système dans lequel entreraient les États-Unis, le Canada, la Russie, d’autres pays d’Europe centrale. Mais qu’il ne fallait pas que l’Otan s’élargisse. C’est ce qu’il disait : si l’Otan s’élargit, tout restera comme pendant la guerre froide, mais plus près des frontières de la Russie. Voilà tout. Le vieux était sage. Personne ne l’a écouté. […]

 

Carlson: […] C’est tout à fait juste. Et beaucoup d’Américains pensaient également que les relations entre la Russie et les États-Unis seraient bonnes après l’effondrement de l’URSS. Mais c’est le contraire qui s’est produit. Cependant, vous n’avez jamais expliqué pourquoi, à votre avis, cela s’était produit, sauf pour dire que l’Occident avait peur d’une Russie puissante, mais nous avons une Chine puissante que l’Occident ne semble pas beaucoup craindre. Selon vous qu’est-ce qui, concernant la Russie, a convaincu les décideurs politiques qu’ils devaient l’abattre ?

Poutine: L’Occident craint davantage une Chine puissante qu’une Russie puissante, du fait que la Russie compte 150 millions d’habitants, et la Chine un milliard et demi, et que la Chine se développe à pas de géant […].

« Vous nous avez trompés, vous aviez promis qu’il n’y aurait pas d’élargissement de l’Otan vers l’est, mais c’est arrivé cinq fois, cinq vagues d’élargissement. »

Nous n’allons pas parler de qui a peur de qui, nous n’allons pas raisonner, si vous le voulez bien, en pareils termes. Parlons plutôt du fait qu’après 1991, alors que la Russie s’attendait à être accueillie dans la famille fraternelle des « peuples civilisés », rien de tel ne s’est passé. Vous nous avez trompés – quand je dis « vous », ce n’est pas vous que j’ai à l’esprit, bien sûr, mais les États-Unis –, vous aviez promis qu’il n’y aurait pas d’élargissement de l’Otan vers l’est, mais c’est arrivé cinq fois, cinq vagues d’élargissement. Nous avons été patients, nous avons constamment cherché à convaincre, nous disions : il ne faut pas, nous sommes comme vous maintenant, des bourjouines [« bourgeois »] comme on dit chez nous, nous avons une économie de marché, le Parti communiste n’est plus au pouvoir, allez, négocions.

[…] Souvenez-vous des événements de Yougoslavie… […] Je comprends qu’il s’y déroulait des processus complexes, je le comprends. Mais la Russie ne pouvait hausser la voix contre les Serbes, parce que les Serbes sont aussi une nation spéciale, proche de nous, la culture orthodoxe, etc. […] Qu’ont fait les États-Unis ? Au mépris du droit international, de la Charte de l’ONU, ils ont bombardé Belgrade. Les États-Unis ont laissé ce djinn sortir de la bouteille […].

Je suis devenu président en 2000. Je pensais : d’accord, c’est fini, l’affaire yougoslave est passée, il faut essayer de restaurer les relations, d’ouvrir malgré tout cette porte par laquelle la Russie voulait entrer. Et mieux, j’en ai parlé publiquement, je peux le répéter, lors d’une rencontre ici même, au Kremlin, avec Bill Clinton, président sortant – tenez là, tout à côté, dans la pièce voisine –, je lui ai dit, je lui ai posé la question : écoute, Bill, que dirais-tu si la Russie posait la question de son entrée dans l’Otan, qu’en penses-tu, c’est possible ? Il m’a répondu aussitôt : « Tu sais, c’est intéressant, je crois que oui. » Mais le soir, quand nous nous sommes retrouvés, lui et moi, au dîner, il m’a dit : « Tu sais, j’ai parlé avec mon équipe… non, pour le moment c’est impossible. » […]

Carlson : Et s’il avait dit oui, vous auriez rejoint l’Otan ?

Poutine: S’il avait dit oui, le processus de rapprochement se serait engagé, et au bout du compte cela aurait pu se faire, si nous avions observé chez nos partenaires un désir sincère d’y arriver […].

Carlson : […] Je sens que vous éprouvez de l’amertume à ce sujet, je le comprends. Mais pourquoi, à votre avis, l’Occident vous a-t-il alors repoussé ? […]

Poutine: […] Non, ce n’est pas de l’amertume, c’est simplement la constatation d’un fait. […]

Néanmoins ensuite, après cela, nous avons essayé de différentes manières d’établir des relations. Par exemple, à la faveur des événements du Proche Orient, de l’Irak, nous avons très doucement et calmement noué des relations avec les États-Unis.

Je suis intervenu à maintes reprises pour que les États-Unis ne soutiennent ni le séparatisme ni le terrorisme dans le Nord-Caucase. Mais ils ont continué malgré tout. […]

Un jour, j’ai soulevé cette question devant un autre de mes collègues président des États-Unis. Il m’a dit : « C’est impossible, tu as des preuves ? » J’ai répondu oui. Je m’étais préparé à cette conversation et je lui ai fourni les preuves. Il a regardé, et vous savez ce qu’il a dit ? Je vous demande pardon, mais c’est ainsi, je le cite, il a dit : « Eh bien, je vais leur botter le cul. » Nous avons longuement attendu une réponse. Il n’y en a pas eu.

J’ai parlé au directeur du FSB : « Écris donc à la CIA pour savoir si la conversation avec le président a donné un résultat. » Il a écrit une fois, deux fois, puis on a reçu une réponse. Elle est dans nos archives. De la CIA est arrivée cette réponse : « Nous avons travaillé avec l’opposition en Russie ; nous pensons que c’est la bonne chose à faire. » C’est idiot. Mais bon. Nous avons compris qu’il n’y aurait pas de discussion.

Carlson : L’opposition contre vous ? Vous dites que la CIA essaie de renverser votre gouvernement ?

Poutine:  Bien sûr, il s’agissait en l’occurrence des séparatistes, des terroristes qui combattaient contre nous dans le Caucase. Voilà de qui il était question. C’est ça qu’ils appelaient opposition. C’est le deuxième moment. Le troisième, très important, c’est celui de la création du système antimissile par les États-Unis, le début. Nous avons longuement cherché à les dissuader de le faire. Mieux encore, quand le père de Bush junior, Bush senior, m’a invité chez lui, au bord de l’océan, j’ai eu là-bas une conversation très sérieuse avec le président Bush, avec son équipe. J’ai proposé que les États-Unis, la Russie et l’Europe mettent en place conjointement un système antimissile, lequel, à notre avis, s’il était créé de manière unilatérale, menacerait notre sécurité en dépit de ce que disaient officiellement les États-Unis, à savoir que sa création était destinée à contrer les menaces de missiles de la part de l’Iran. […]

On m’a demandé : « Tu parles sérieusement ? » Moi : « Bien sûr. » « Nous devons réfléchir », on m’a répondu. Moi : « Je vous en prie. »

Puis ici, dans ce bureau où nous sommes en train de converser, vous et moi, sont venus Gates, le ministre de la Défense, ancien directeur de la CIA, et la secrétaire d’État Rice. […] Ils m’ont dit : « Oui, nous avons réfléchi, nous sommes d’accord. » J’ai dit : « Dieu merci, parfait. » « Mais avec quelques exceptions. » […]

Carlson : Vous venez par deux fois de décrire des présidents américains qui prennent des décisions et sont ensuite contrecarrés par leurs chefs d’agence. On dirait que vous décrivez un système qui n’est pas dirigé par les personnes élues.

Poutine: Exactement. Finalement, on nous a envoyés promener. […] On nous l’avait pourtant promis : pas d’Otan à l’Est, pas un pouce vers l’est, c’est ce qu’on nous avait affirmé. Et ensuite quoi ? On nous a dit : « Bon, ça n’a pas été fixé sur le papier, alors on va élargir. » Cinq élargissements, on y a embarqué les pays baltes et toute l’Europe de l’Est, etc.

Et maintenant je passe à l’essentiel : ils en sont arrivés à l’Ukraine. En 2008, lors du sommet de Bucarest, ils ont déclaré que les portes de l’Otan étaient désormais ouvertes à l’Ukraine et à la Géorgie.

[…] L’Allemagne, la France y semblaient opposées, ainsi que d’autres pays européens. Mais alors, comme on l’a appris plus tard, le président Bush, un gars solide, vous voyez, un solide homme politique [est intervenu], comme on me l’a dit plus tard : « Il a fait pression sur nous, et nous avons été obligés d’accepter. » C’est ridicule, on se croirait au jardin d’enfants. […]

Viktor Ianoukovitch est arrivé au pouvoir […]. Peut-être n’était-ce pas le meilleur président ni le meilleur homme politique – je ne sais pas, je ne veux pas donner d’avis –, mais la question s’est posée de l’association avec l’Union européenne. Nous avons toujours observé à ce sujet une attitude très loyale : faites à votre aise. Mais quand nous avons lu ce traité d’association, nous avons découvert que c’était un problème pour nous, car nous formions avec l’Ukraine une zone de libre-échange, avec des frontières ouvertes, or l’Ukraine devait dans le cadre du traité ouvrir ses frontières à l’Europe : notre marché allait être inondé.

Nous avons dit : non, ça ne peut pas marcher comme ça, en ce cas nous fermerons nos frontières avec l’Ukraine, nos frontières douanières. Ianoukovitch a calculé combien l’Ukraine y gagnerait et combien elle perdrait, puis a déclaré à ses partenaires européens : je dois encore réfléchir avant de signer. Dès qu’il a eu dit ça, des actions destructrices ont été menées par l’opposition, actions soutenues par l’Occident, puis les choses en sont arrivées au Maïdan et à un coup d’État en Ukraine4.

[…]

Carlson : Avec le soutien de qui ?

Poutine: Avec le soutien de la CIA, bien sûr. […]

Techniquement, ils ont tout fait comme il fallait, ils ont obtenu ce qu’ils voulaient : ils ont changé le gouvernement. Mais d’un point de vue politique, ç’a été une erreur colossale […]. La direction politique aurait dû voir à quoi cela mènerait.

Ainsi, en 2008, ils ont ouvert les portes de l’Otan à l’Ukraine. En 2014, ils ont opéré un coup d’État, après quoi ils ont commencé à persécuter ceux qui s’opposaient à ce coup d’État, car c’en était un, ils ont créé une menace pour la Crimée que nous avons dû prendre sous notre protection. Ils ont déclenché la guerre au Donbass en 2014, en employant l’aviation et l’artillerie contre la population civile. […]

Carlson : C’est-à-dire huit ans avant le début du conflit. Mais qu’est-ce qui a provoqué ce conflit, quand avez-vous décidé que vous deviez malgré tout franchir ce pas ?

Poutine:  […] Premièrement, le gouvernement actuel de l’Ukraine a déclaré qu’il n’appliquerait pas les accords de Minsk signés, comme vous le savez, après les événements de 2014 à Minsk, où avait été exposé un plan de règlement pacifique de la question du Donbass5. […] Les anciens dirigeants allemands et français ont déclaré franchement il y a peu – il y a un an, un an et demi –, ont déclaré franchement, honnêtement au monde entier que, oui, ils avaient signé ces accords de Minsk, mais n’avaient jamais eu l’intention de les mettre en œuvre. On nous a tout bonnement menés par le bout du nez.

Carlson : Avez-vous parlé avec le secrétaire d’État, avec le président ? […] Leur avez-vous dit : si vous continuez à vouloir militariser l’Ukraine avec les forces de l’Otan, nous allons agir ?

Poutine: Nous en avons parlé constamment. Nous nous sommes adressés aux gouvernements des États-Unis, des pays européens pour que ce processus prenne fin immédiatement, pour que les accords de Minsk soient appliqués. Pour parler franchement, je ne savais pas comment nous allions nous y prendre, mais j’étais prêt à les mettre œuvre. Ils sont compliqués pour l’Ukraine, il y a là beaucoup d’éléments d’indépendance pour le Donbass, pour ces territoires c’était prévu, c’est vrai. Mais j’étais absolument confiant. […].

Puis, on en est arrivé à cette situation où ils ont annoncé en Ukraine : « Non, nous n’allons rien mettre en œuvre. » Ils ont repris leurs préparatifs en vue d’opérations militaires. Ils ont déclenché la guerre en 2014. Notre but, c’est de mettre un terme à cette guerre. Nous ne l’avons pas déclenchée en 2022, c’était une tentative pour l’arrêter.

Carlson : À votre avis, avez-vous réussi aujourd’hui à l’arrêter ? Avez-vous atteint vos objectifs ?

Poutine: Non, pour l’instant, nous n’avons pas atteint nos objectifs, parce que l’un de ces objectifs, c’est la dénazification. Je veux parler de l’interdiction de tout mouvement néonazi. C’est un des problèmes dont nous avons débattu également au cours du processus de négociation qui s’est achevé à Istanbul au début de l’an passé […].

« Après avoir acquis l’indépendance, l’Ukraine a commencé à chercher, comme disent certains analystes occidentaux, son identité. »

Carlson : Qu’est-ce que la dénazification ?

Poutine: […] C’est une question très importante.

[…] Après avoir acquis l’indépendance, l’Ukraine a commencé à chercher, comme disent certains analystes occidentaux, son identité. Et elle n’a rien trouvé de mieux que de placer au premier plan de cette identité de faux héros ayant collaboré avec Hitler. […] Quand la Seconde Guerre mondiale a éclaté, une partie de cette élite extrêmement nationaliste s’est mise à collaborer avec Hitler, pensant que celui-ci leur apporterait la liberté. Les troupes allemandes, même les troupes SS ont régulièrement confié le plus sale travail d’extermination de la population polonaise, de la population juive, justement à des collaborationnistes travaillant pour Hitler. […] C’est de ces gens qu’on a fait des héros nationaux. […] En Ukraine, on en a fait des héros nationaux, on leur élève des statues, ils figurent sur les drapeaux, ce sont leurs noms que scandent les foules qui marchent avec des flambeaux, comme dans l’Allemagne nazie. Ce sont des gens qui ont exterminé des Polonais, des Juifs et des Russes. Il faut mettre un terme à cette théorie et cette pratique.

[…] Je dis que c’est une partie de l’ensemble du peuple russe, ils répondent : « Non, nous sommes un peuple à part. » D’accord, très bien. Si on veut se croire un peuple à part, on en a le droit. Mais pas sur la base du nazisme, de l’idéologie nazie.

 

***

Carlson : Quand vous êtes-vous entretenu la dernière fois avec Joe Biden ?

Poutine: Je ne me rappelle plus […]

Carlson : Vous ne vous rappelez pas ?!

Poutine: Non, mais quoi, je devrais tout me rappeler ? Je suis bien assez occupé. Nous avons des affaires de politiques intérieures.

Carlson : Mais il finance la résistance à la guerre que vous menez. Je crois que ce serait mémorable.

Poutine: Oui, il la finance, mais quand j’ai parlé avec lui, c’était avant le début de l’opération militaire spéciale, naturellement, et à propos je lui ai alors dit – je ne vais pas entrer dans les détails, je ne le fais jamais –, mais je lui ai dit : « Je pense que vous commettez une énorme erreur, d’ampleur historique, en soutenant tout ce qui se passe là-bas, en Ukraine, en repoussant la Russie. » Je lui en ai parlé, à plusieurs reprises d’ailleurs. Je pense que ce sera correct si je m’en tiens là. […]

Carlson : Mais depuis lors, vous n’avez pas reparlé avec lui – après février 2022 ?

Poutine: Non, nous n’avons pas parlé. Mais nous gardons certains contacts.

 

***

 

Carlson : Vu de loin, pour un observateur extérieur, il peut sembler que tout cela risque de déboucher sur une situation où le monde entier se trouvera au bord de la guerre, où peut-être même des frappes nucléaires seront déclenchées. Pourquoi n’appelez-vous pas Biden pour lui dire : « Allez, trouvons une solution à ce problème. »

Poutine: Nous gardons, je le répète, des contacts par le biais de diverses institutions. Je vais vous confier ce que nous disons à ce sujet et que nous portons à l’attention du gouvernement américain : « Si vous voulez vraiment mettre un terme aux opérations militaires, vous devez cesser de fournir des armes – tout sera terminé en quelques semaines, voilà tout. »

***

Carlson : Pouvez-vous imaginer un scénario où vous enverriez des troupes russes en Pologne ?

Poutine: Dans un seul cas : s’il y avait agression de la part de la Pologne contre la Russie. Pourquoi ? Parce que nous n’avons aucun intérêt ni en Pologne, ni en Lituanie, ni nulle part. Pourquoi aurions-nous besoin de ça ?

 

***

Carlson : Qui a fait sauter Nord Stream ?

Poutine: C’est vous, bien sûr. [Rire]

Carlson : J’étais occupé ce jour-là. Ce n’est pas moi le coupable.

Poutine: Vous avez peut-être, vous, un alibi, mais la CIA n’en a pas.

Carlson : Avez-vous des preuves que ce soit l’Otan ou la CIA qui l’ait fait ?

Poutine : Vous savez, je ne vais pas entrer dans les détails, mais en pareils cas, on dit toujours : cherchez à qui ça profite. […]

Carlson : […] Mais si vous aviez des preuves que l’Otan, les États-Unis, la CIA, l’Occident ont fait ça, pourquoi ne pas les présenter ? Vous remporteriez une victoire en matière de propagande.

Poutine: Dans une guerre de propagande, il est très compliqué de vaincre les États-Unis, car ils contrôlent tous les médias mondiaux et de nombreux médias européens. Les bénéficiaires effectifs des grands médias européens sont des fonds américains. Vous ne le savez pas ?

***

Carlson : Selon vous, […] de quelle manière les sanctions ont-elles modifié la place du dollar dans le monde ?

Poutine: Vous savez, l’une des erreurs stratégiques les plus grossières des dirigeants des États-Unis, c’est d’utiliser le dollar comme instrument de lutte en politique étrangère. Le dollar, c’est la pierre angulaire de la puissance des États-Unis. Je pense que tout le monde le comprend parfaitement : quel que soit le nombre de dollars qu’on imprime, ils s’éparpillent dans le monde entier. L’inflation aux États-Unis est minimale […]. Or on ne cesse d’en imprimer, bien sûr. Que nous disent les 33 000 milliards de dette ? […] Dès que les dirigeants politiques ont pris la décision d’utiliser le dollar comme instrument de lutte, ils ont porté un coup à cette puissance américaine. […]

Pourquoi les États-Unis ont-ils fait ça ? […] Ils pensaient sans doute que tout allait s’écrouler, mais rien ne s’est écroulé. Mieux encore, regardez, d’autres pays, y compris des pays producteurs de pétrole, commencent à parler d’effectuer les transactions pétrolières en yuans, quand ils ne le font pas déjà. Vous comprenez ce qui est en train de se passer ou pas ? Quelqu’un comprend-il ça aux États-Unis ? Que faites-vous ? Vous vous sabotez vous-mêmes… […]

Carlson : […] S’il y avait une nouvelle administration succédant à Joe Biden, pensez-vous que vous seriez en mesure de rétablir la communication avec le gouvernement américain ?

Poutine: J’ai eu de très bonnes relations, disons, avec Bush. […] Même avec Trump, j’avais des relations personnelles de ce genre. Ce n’est pas la personnalité du leader qui compte, c’est l’état d’esprit des élites. Si, dans la société américaine, prévaut l’idée de domination à tout prix, avec recours à la force, alors rien ne changera, les choses ne feront qu’empirer.

***

Carlson : Pensez-vous qu’à ce stade, en février 2024, Zelensky a la latitude, la liberté de parler directement avec vous ou votre gouvernement, ce qui servirait clairement son pays ou le monde ?

Poutine: Et pourquoi pas ? Il se considère comme un chef d’État, il a gagné les élections. Même si nous pensons en Russie que tout ce qui s’est passé après 2014… que la source première du pouvoir est un coup d’État, et qu’en ce sens, même le gouvernement d’aujourd’hui est sujet à caution. Mais il se considère comme président, et à ce titre est reconnu par les États-Unis, l’Europe entière, et pratiquement tout le reste du monde. Alors pourquoi pas ? Il le peut.

***

Carlson : Vous êtes le leader d’un pays chrétien, comme vous vous décrivez vous-même. Quel effet cela a-t-il sur vous ?

Poutine: Vous savez, comme je l’ai déjà dit, en 988, le prince Vladimir s’est fait baptiser à l’exemple de sa grand-mère, la princesse Olga, puis a fait baptiser son armée, et ensuite, peu à peu, au fil des ans, c’est toute la Rus’ qui l’a été. Ce fut un long processus – du paganisme au christianisme –, il a pris de nombreuses années. Mais au bout du compte, l’orthodoxie, le christianisme oriental, s’est profondément enracinée dans la conscience du peuple russe.

[…] Mais les gens qui professent d’autres religions en Russie, ils tiennent la Russie pour leur patrie, ils n’en ont pas d’autre. […] Voilà pourquoi le patriotisme est si développé chez nous. […]

En ce qui concerne la religion en général, elle ne réside pas, vous savez, dans des manifestations extérieures, dans le fait d’aller chaque jour à l’église ou de se cogner la tête contre le sol. Elle est dans le cœur. Et nous avons une culture centrée sur l’humain. Dostoïevski, qui est très connu en Occident comme un génie de la culture russe, de la littérature russe a beaucoup parlé de cela, de l’âme russe.

[…] L’homme russe, le citoyen de Russie, pense davantage à ce qui est éternel, pense davantage aux valeurs morales, éthiques. Vous ne serez pas d’accord avec moi, mais la culture occidentale est malgré tout plus pragmatique. Je ne dis pas que c’est mal, cela donne le moyen au « milliard d’or6 » d’aujourd’hui de remporter de beaux succès dans l’industrie, dans la science même, etc. Il n’y a là rien de mal, je dis simplement que nous avons l’air d’être pareils, mais que notre conscience est structurée un peu différemment.

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Carlson : Ne craignez-vous pas que ce qui se passe en Ukraine puisse conduire à quelque chose de bien plus grande ampleur et de beaucoup plus terrifiant ? Et à quel point êtes-vous motivé pour simplement appeler le gouvernement américain et lui dire : « Trouvons un accord » ?

Poutine: Écoutez, je l’ai déjà dit : ce n’est pas nous qui avons refusé de négocier. Ce n’est pas nous qui refusons, c’est la partie occidentale, et l’Ukraine, sans aucun doute, est un satellite des États-Unis aujourd’hui. […] Dites au gouvernement actuel d’Ukraine : « Écoutez, asseyez-vous, négociez. » […]

Nous avons rédigé un gros document à Istanbul qui a été paraphé par le chef de la délégation ukrainienne. […] Il a apposé sa signature, mais ensuite a dit : « Nous étions prêts à signer, et la guerre serait finie déjà depuis longtemps, depuis un an et demi. Mais M. Johnson est arrivé, il nous en a dissuadés, et nous avons laissé échapper cette chance. » Eh bien, ils l’ont laissée échapper, ils ont commis une erreur, qu’ils reviennent là-dessus, voilà tout. Mais pourquoi devrions-nous nous démener pour réparer les erreurs des autres ? […]

Carlson : Pensez-vous qu’il serait trop humiliant, à ce stade, pour l’Otan d’accepter que la Russie contrôle ce qui était un territoire ukrainien il y a deux ans ?

Poutine: Mais je l’ai dit : qu’ils réfléchissent à la manière de faire ça dignement.  Il y a des solutions, à condition qu’il y ait une volonté.

Jusqu’à présent, ils ont fait du bruit, poussé des cris : il faut obtenir une défaite stratégique de la Russie, une défaite sur le champ de bataille… Mais maintenant, visiblement, ils commencent à prendre conscience que c’est chose difficile à accomplir, voire impossible […]. J’ai l’impression qu’aujourd’hui cette prise de conscience est aussi le fait de ceux qui contrôlent le pouvoir en Occident. Mais s’il en est ainsi et si cette prise de conscience est avérée, réfléchissez à présent à quoi faire ensuite. Nous sommes prêts à ce dialogue.

 

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