L’interview accordée par Vladimir Poutine au journaliste ultraconservateur Tucker Carlson est à la fois opportuniste et stratégique. Elle compte, parce qu’elle marque une nouvelle étape dans la stratégie de guerre hybride de la Russie. Le président russe adresse d’abord un message de continuité à la Russie, dans le cadre de sa campagne présidentielle : il redit ce qu’il a toujours dit ou au moins laissé entendre, dès le début des années 2010, pour justifier son intervention en Crimée et au Donbass. Dans cette vision très romancée de l’histoire de la Russie, l’Ukraine en fait partie intégrante depuis toujours et n’a donc pas d’existence propre. Mais, surtout, il parle au reste du monde. C’est une triple stratégie pour affaiblir l’Occident.

Il parle aux Américains et aux Occidentaux. Il y a d’abord un récit militaire et stratégique simple : ce sont nos affaires, nous avons le temps pour nous et gare à qui s’en mêlera. À défaut de pouvoir convaincre de la légitimité de sa guerre, il s’efforce de mettre en échec l’implication américaine dans le conflit. Pour ce faire, il flatte l’isolationnisme d’une population américaine réticente aux dépenses militaires, notamment à l’endroit de l’Otan, un des arguments les plus forts de Donald Trump dans la campagne électorale.

Ce qui importe, c’est le contrôle du récit. C’est le contrôle des mots plus que la vérité des faits

Mais il y a aussi un autre récit, idéologique, tout aussi simple : plutôt que de gendarmer le monde, occupez-vous de remettre d’aplomb une civilisation occidentale et libérale débauchée et sans boussole. Par la mise en scène même de cette interview avec Tucker Carlson, il se présente en leader d’une croisade conservatrice pour les valeurs qui trouve un écho dans une campagne présidentielle américaine prise dans une spirale de radicalisation. Vladimir Poutine veut ainsi faire converger son discours avec celui d’une partie de la classe politique américaine qui estime qu’il n’y a pas d’enjeu de sécurité, aucun risque qui puisse justifier l’engagement américain et ses dépenses militaires.

Il y a un troisième récit, diplomatique qui prend le reste du monde à témoin et qui essaye de présenter la Russie dans ses plus beaux atours. Il s’adresse particulièrement au Sud global, à ses alliés, ses soutiens, l’Iran, la Corée du Nord, mais aussi les Brics. Son but est de présenter la situation en Ukraine et au Proche-Orient comme étant le fait des pays occidentaux, de leur logique belliciste et impérialiste.

Mais son message principal est peut-être encore ailleurs : il veut montrer sa force. La Russie a repris confiance en elle, et Vladimir Poutine se présente en majesté, délivrant un récit qui se veut serein. Il cherche ainsi à clore une période pendant laquelle, sur la scène internationale, la Russie est apparue vulnérable, un Goliath mis en échec par un David géopolitique en Ukraine. Cela fait partie de sa stratégie : afficher une maîtrise, une capacité à durer et une position de force, dès lors que se présenterait un interlocuteur désireux d’avancer diplomatiquement. En bon élève de Machiavel, il saisit ainsi un moment spécifique, car l’Ukraine fait face à plusieurs difficultés : difficultés sur le terrain à la suite de l’échec de l’offensive programmée ; difficultés d’approvisionnement en armes et en munitions en raison du blocage de l’aide américaine au Congrès ; difficultés de recrutement et de renouvellement des troupes ; difficultés stratégiques, enfin, liées à l’ouverture du front proche-oriental qui détourne une grande partie de l’attention internationale et fragilise le narratif occidental de défense du droit international en donnant un sentiment de « deux poids deux mesures ». Profitant de ce contrecoup, Vladimir Poutine cherche à se repositionner, jouant du caractère hybride de la guerre se déroulant à la fois sur le terrain et par médias interposés.

« Dans le monde de la guerre hybride, la clé, ce sont les esprits. Dès lors ce qui importe, c’est le contrôle du récit. »

Plus qu’une posture de négociation, peu crédible à ce stade, il y a le choix par Vladimir Poutine d’une position d’attente qui peut se justifier pour deux raisons : d’abord une raison stratégique en cherchant à tirer parti du nouveau rapport de force, convaincu qu’un simple gel de la situation peut être présenté à son avantage. Il dispose d’un solide gage territorial. Alors que la Russie n’occupait que moins de 10 % du territoire ukrainien, elle peut aujourd’hui en revendiquer près de 20 %. D’autant que l’effondrement de la Russie ne s’est pas produit et qu’elle a réussi à contrer toute tentative d’isolement. Vis-à-vis de son opinion, cette position de gel lui permet de se présenter en bonne position pour les élections. La deuxième raison qui peut pousser Vladimir Poutine à adopter une posture d’attente est l’hypothèse d’une nouvelle victoire de Trump qui représenterait pour lui bien des avantages.

Certes, en Occident, cette posture apparaît artificielle et ne convainc pas nos opinions. Mais vis-à-vis des pays du Sud global et des grands pays qui le soutiennent comme la Chine ou l’Inde, dont la Russie s’est beaucoup rapprochée au cours des derniers mois, cette politique présente l’avantage de conforter la position de la Russie aux yeux des opinions publiques.

Dans le monde de la guerre hybride, la clé, ce sont les esprits. Dès lors ce qui importe, c’est le contrôle du récit. C’est, en politique intérieure comme en politique étrangère, le contrôle des mots plus que la vérité des faits. C’est pourquoi il faut écouter ce qu’il dit, même quand cela nous paraît absurde. Ainsi la rhétorique de « dénazification de l’Ukraine » s’ancre dans la mémoire de la « Grande Guerre patriotique » de 1941-1945, qui est essentielle pour lui. C’est un enjeu de mobilisation, un enjeu de justification, au sens le plus fort, et un enjeu de délégitimation globale de l’Occident. Une fois de plus, cela lui permet de renforcer sa main vis-à-vis des pays du Sud global qui, du fait de la question coloniale, sont plus à l’écoute de la position de Vladimir Poutine, héritier d’une puissance qui a toujours été de leur côté pendant la décolonisation. Puisque le nazisme est né au cœur de l’Europe, il renvoie aux Occidentaux la responsabilité de ce mal, alors même que nous l’accusons de dérives autocratiques et de menaces pour les libertés.

« Il y a un risque d’isolement réel de l’Europe. »

Je tire de cette offensive médiatique russe deux conclusions. La première, c’est qu’il y a un risque d’isolement réel de l’Europe. Le moment est décisif alors que nous allons entrer dans la troisième année de guerre et à quelques mois des élections américaines où le risque Trump ne peut être écarté. L’Union européenne doit prendre toutes ses responsabilités en ouvrant les yeux sur le fait qu’il s’agit d’abord d’un conflit européen, au cœur de l’Europe et menaçant sa sécurité. À ce titre, il faut saluer les décisions récentes : le déblocage de l’aide européenne ; la constitution de coalitions par catégories de matériel, artillerie ou drones ; la signature d’accords de sécurité bilatéraux par l’Allemagne ou la France. Mais il faut aller plus loin en mettant au point, dans la durée, des mécanismes appropriés de financement de l’aide militaire et les filières de production capables d’assurer l’autonomie stratégique européenne.

Deuxième point stratégique, compte tenu une fois de plus de ce que traduit la position russe, nous devons faire un effort plus important en direction du Sud global pour bien situer la vérité de notre engagement : un combat décisif pour le respect des fondements du droit international. Nous n’avons pas suffisamment su réagir aux critiques émises à notre endroit sur le « deux poids deux mesures » Ukraine-Israël. Il est temps pour les Européens d’élever le ton et de marquer notre indépendance, notre souci et notre exigence humanitaire vis-à-vis de la population palestinienne, pour donner davantage de crédit à la réalité européenne. Une stratégie plus forte sur le plan humanitaire et politique au Proche-Orient, en particulier par l’affirmation de la solution à deux États, aurait un effet bénéfique sur notre stratégie à l’égard de l’Ukraine. 

Conversation avec ÉRIC FOTTORINO

 

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