Un soir de 1969, alors qu’il avait 33 ans, qu’il enseignait la littérature à l’université de Pennsylvanie et qu’il avait publié trois livres, Roth avait invité ses parents au restaurant pour les préparer à un évènement qui allait certainement les ébranler : la publication de son roman Portnoy’s complaint. Préoccupé par leur réaction, il leur raconta l’histoire : la confession impudique de Portnoy à son analyste, ses problèmes avec les femmes et les aléas de sa vie sexuelle dus à son éducation entre une mère juive excessivement elle-même et un père hanté par les menaces de la constipation… « Ça va faire sensation, vous allez certainement être assiégés par les journalistes, je voulais juste vous prévenir… »

Roth dut attendre la mort de sa mère pour connaître, de la bouche de son père, sa réaction à cette nouvelle. Lorsque son fils eut quitté le restaurant, elle éclata en sanglots et déplora son état mental : « Il a des illusions de grandeur. » Ce qui était au fond bien vu, pas seulement pour celui-ci mais pour tout romancier. Forcément, une mère juive a toujours raison. On n’imagine pas la mère de Faulkner se prendre la tête dans les mains et se lamenter comme ça.

Portnoy est arrivé dans le mouvement de libération et la grande vague d’excitation érotique des années soixante et il n’est pas excessif de revenir sans cesse à ce roman, non en raison de son immense succès, mais parce que, avec le recul, il demeure la matrice de l’œuvre. Le scandale ! Encore faut-il préciser que tout cela se déroulait chez des Juifs américains, pour la plupart originaires d’Europe centrale. Or l’Ashkénaze n’est-il pas le meilleur ami du Juif ? Coupable dès lors qu’il est accusé, mais un coupable à la recherche de sa faute à l’image du Joseph K. du Procès, il doit affronter la colère publique de tous les siens, et à New York ça fait du monde. On comprend qu’il ait toujours conservé la photo de Kafka à portée dans son bureau. Conspué, injurié, il est banni du quartier de Weequahic à Newark, New Jersey. On se sentirait Spinoza à Amsterdam à moins. 

De cette exclusion originelle il a fait le carburant de sa violence littéraire avec une énergie créatrice, une autodiscipline dans le travail, un sens de la dérision peu communs. Avec art mais sans les manières. Ses amis ont pu témoigner de sa détestation de la politesse anglaise, de cette hypocrisie qui consiste à s’excuser au début de chaque phrase, travers de savoir-vivre qu’il prenait plaisir à imiter. Il n’a jamais dévié de ce programme initial : s’affranchir des interdits de son milieu en s’autorisant toutes les transgressions. Il les a dynamités avec une telle jubilation que les héritiers d’Alfred Nobel, inventeur de la dynamite, ont commis une faute professionnelle en affichant leur indifférence pour cette entreprise de démolition. Dans Ma vie d’homme, ne fait-il pas dire à Nathan Zuckerman, son autre lui-même, que la fiction est par excellence « le lieu de révélation des secrets et des tabous » ?

Ses parents yiddishophones et pas du tout libidineux n’ont jamais compris comment l’éducation qu’ils avaient donnée à leur fils avait pu produire une telle machine à fantasmes. Déjà, certaines nouvelles de Goodbye, Columbus avaient choqué leur communauté. Il est vrai que ça ne se fait pas de traiter son rabbin de salaud. De même, on ne doit pas remettre en cause l’autorité du père, ni son enseignement. Mais ladite communauté n’imaginait pas que ce jeune écrivain turbulent allait remettre le couvert dans tout un roman au tropisme masturbatoire affirmé. Portnoy passa aussitôt pour antisémite, et son géniteur pour un pervers rongé par la haine de soi, car ses personnages sont des Juifs animés de pulsions, de perversions et de fantasmes sexuels contraires à la morale. Il eut beau expliquer qu’il n’écrivait pas sur des genres mais sur des individus, les Juifs comme les femmes, rien n’y fit, on le traita de nazi. 

Une telle absence de nuance dans le jugement l’offusqua autant qu’elle le dopa. Pour la bonne bourgeoisie juive de New York et alentour, sans parler des retraités de Miami, il était inimaginable qu’un bon garçon ayant fait sa bar- mitsva sous l’œil des meilleurs maîtres ait pu ensuite se rendre coupable de pareilles cochonneries et s’en vanter, eût-il vécu le sexe comme un combat. Ils ont eu du mal à avaler, si l’on peut dire, cette image de Raskolnikov de la branlette. Trop dégoûtant. La satire y était désopilante, à la consternation des rabbins et de leurs ouailles du samedi matin. D’autant qu’il n’y a pas que le cul : il y a aussi les stratagèmes les plus cyniques inventés par des parents pour obliger leur fils à renoncer à épouser une shikse (non-juive), ce qui leur fut tout aussi douloureux à lire. Car en plus, c’était vrai.

Sa farce tragique, bouffonne et shakespearienne, toute d’effervescence et de bouillonnement, était trop maîtrisée et complexe pour être simplement disqualifiée comme logorrhée. Mais quel excité ! On imagine son débit priapique. Il devait être saoulant au lit. Lui qui se passionnait pour les voix appelait cela « la séduction phonétique ». Joliment dit mais pratiquement lourd. Franchement, il y a des moments où on plaint sa mère. 

Roth a eu beau passer sa vie à refouler des deux mains le label « écrivain juif américain » qu’on n’a cessé de lui accoler, on avait du mal à le prendre comme un Américain. Juste un Américain, sauf que celui-là n’était pas bien tranquille, mais drôle et acerbe. Graham Greene et François Mauriac ont pareillement lutté contre une telle réduction, écrivains et catholiques mais surtout pas écrivains catholiques, sauf qu’ils n’avaient pas de mère juive.

Il s’est mis à dos les Juifs et les féministes, alors les féministes juives, vous imaginez, d’autant qu’il avait inventé de se réincarner en une mamelle (Le Sein). Mais franchement, à part des salopes aigries et de mauvaise foi, on ne voit pas qui pourrait bien lui reprocher d’avoir été misogyne (attention, c’est juste pour vous donner une idée de l’humour à la Roth). Contrairement à une croyance répandue, ses personnages féminins ont une âme et une certaine épaisseur, parfois trop. À sa mort, cinq de ses ex se coudoyaient à son chevet selon l’un de ses biographes. Il bouscule, dérange, trouble, inquiète mais n’est-ce pas le propre de la grande littérature dès lors qu’elle n’hésite pas à briser les tabous ? Il est mort à temps pour échapper au #MeToo, aussi castrateur qu’une coalition de mères juives.

De toute façon, on a tellement écrit que les femmes avaient été la grande affaire de sa vie qu’on en a oublié ce qui venait juste avant, tout de même : l’écriture.

À chacun ses voluptés, celui-là jouissait de vivre des vies par procuration ; on dira que c’est le propre d’un romancier ; mais lui le faisait avec un certain excès, en Américain et en Juif, étant entendu qu’un Juif est un homme comme les autres, seulement un peu plus.

La quête d’identité, le colletage de l’individu avec l’Histoire, l’empathie pour les autres : tout cela irrigue aussi d’autres œuvres que la sienne mais celui-ci se distingue par ce que son milieu lui a reproché – l’obscénité, la grossièreté, la brutalité, l’absence de surmoi, la désacralisation de toutes choses.

Il disait que si, au lieu de Portnoy et son complexe, il avait plutôt intitulé son roman « De l’orgasme en des temps de capitalisme rapace », les Suédois l’auraient lu.

Un vrai provocateur, du genre à jubiler publiquement de ses mauvais coups, qui se fichait pas mal d’être clivant. Sa galerie d’ancêtres est pleine de monstres plus ou moins charmants et d’attachants fantômes. La vision du monde de ce grand sulfureux était universelle à la Miguel Torga, le local moins les murs, à ceci près que son local est un microcosme de la taille d’un village ou d’un pays-continent, selon les romans. Soit Newark, soit l’Amérique, soit l’un dans l’autre. Qu’importe puisqu’il y est question du sexe, de l’amour, de la culpabilité, de l’angoisse de la mort et des relations familiales en toute indiscrétion et dans toute leur brutalité mais avec une violence comique que l’on dirait inconnue. Sans oublier l’invisible spectre de la mère juive qui domine le tas. On dira que ça change tout. Pas si sûr car elle aussi, toute de stress, de pression, de doux harcèlement, d’amour (un peu étouffant, l’amour) et d’intranquillité, est universelle. Des Bess Roth née Finkel de Weequahic à Newark, New Jersey, on peut même en croiser de nos jours dans le Finistère et en Mésopotamie, quasiment.

D’outre-tombe, on entend encore sa voix : « Même mort, j’arrive encore à avoir de mauvaises critiques ! » Que les nouveaux puritains, ceux de toutes les formes de correction, ne se réjouissent pas trop vite. Si son papa est parti à jamais, la famille de papier n’a pas fini de secouer le cocotier. Roth était absolument libre, il n’a jamais cherché à plaire : c’est le plus féroce critique de l’Amérique de ces soixante dernières années. Une telle audace, pour tout romancier, quelle leçon de liberté ! Félicitons-nous de ce que tant de ses désirs aient été contrariés car ils ont nourri son imaginaire à la folie.

Oui, madame, vous aviez tout compris avant tout le monde : votre fils, il avait des illusions de grandeur, Dieu merci. 

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