Historiquement, les sujets de politique internationale pèsent-ils sur les élections américaines ?

Non, pas vraiment. Les électeurs s’intéressent plutôt à l’économie ou aux sujets de guerres culturelles, comme la question de l’avortement. La seule exception concerne les périodes où des soldats américains sont déployés sur le terrain, ce qui aujourd’hui n’est pas le cas, hormis quelques troupes en Pologne, des conseillers en Irak et quelques mouvements de forces spéciales. Ce ne sont pas les corps d’armée qu’on a connus pendant les longues guerres américaines. En principe, les relations internationales ne devaient donc pas affleurer dans cette campagne.

Cela se confirme-t-il ?

La question ukrainienne mobilise en réalité assez peu, hormis les minorités ukrainienne ou polonaise. Le véritable sujet qui émerge dans cette campagne, c’est le Moyen-Orient, que l’on peut presque voir comme une question de politique intérieure aux États-Unis. D’un côté, vous avez la communauté juive, assez restreinte, autour de 2 % de la population, et les protestants évangéliques. Et de l’autre, une nébuleuse de voix pro-palestiniennes, très bruyantes, qui regroupe en premier lieu les jeunes diplômés très à gauche sur les campus, ainsi que les quelques pourcents d’Américains musulmans et arabes – ceux-ci, au contraire de ce que l’on peut voir en France, ne forment pas une communauté homogène, puisqu’on compte de très nombreux Arabes chrétiens, venus de Syrie, du Liban ou d’Irak, et que seul un quart des musulmans américains sont d’origine arabe. Parmi les autres, 35 % viennent d’Asie – du Pakistan et de l’Indonésie, notamment –, et il y a aussi une large part de musulmans africains-américains, convertis de longue date – pensons au parcours emblématique de Malcolm X.

Comment ce conflit est-il récupéré dans la campagne ?

L’électorat de Donald Trump comporte une large composante évangélique et fondamentaliste, qui soutient Israël, ou plutôt la stratégie jusqu’au-boutiste du Likoud de Netanyahou, pour des raisons théologiques, car ces protestants sont convaincus que la victoire d’Israël conduira au retour du Christ sur terre. Du côté démocrate, la question est beaucoup plus embarrassante : au contraire de Trump, Kamala Harris a un électorat totalement coupé en deux sur cette question. D’un côté, les modérés, dans le sillage de Joe Biden, restent attachés à l’alliance avec Israël, et s’ils peuvent être choqués par la violence de la riposte depuis un an, ils ne vont pas jusqu’à vouloir remettre en cause cette alliance. De l’autre, il y a la gauche du parti, incarnée par ces étudiants qui tiennent des propos propalestiniens tout à fait inédits aux États-Unis et qui reprochent au Parti démocrate de ne pas davantage prendre ses distances avec Israël. Celaplace Harris dans une situation très difficile, puisqu’elle est susceptible d’être attaquée par l’un ou l’autre camp àlamoindre déclaration.

« Si elle est élue, Kamala Harris continuera à envoyer des armes à Israël »

Cela peut-il lui coûter des voix ?

Évidemment. On l’a déjà vu au printemps dernier, lors des primaires dans le Michigan ou le Minnesota, où une partie des électeurs démocrates ont refusé de voter pour Joe Biden afin de manifester leur désaccord avec sa politique, perçue comme un soutien total à Israël. Respectivement, plus de 13 % et de 19 % des électeurs ont alors voté « uncommitted » (non engagé). Or Kamala Harris a besoin de ces électeurs pour emporter ces États, il serait très périlleux pour elle qu’ils choisissent l’abstention.

Sur le fond, les deux candidats ont-ils des programmes très différents en matière de politique étrangère ?

Si tout les oppose du point de vue de la personnalité, des méthodes de communication et des visions pour le pays, c’est sans doute sur les questions de politique étrangère qu’ils sont le plus proches. Leur programme est en réalité plus similaire qu’il n’y paraît. Prenons les trois dossiers principaux. Sur la Chine, ils affichent la même ligne d’hostilité envers Pékin, considéré comme l’ennemi numéro 1 des États-Unis. Aucun des deux candidats ne remet en cause la politique d’ambiguïté stratégique à l’égard de Taïwan, laquelle a permis depuis 1979 d’assurer une certaine stabilité. Concernant le Moyen-Orient, Trump et Harris ont des électorats, on l’a vu, très différents, mais ni l’un ni l’autre ne va remettre en cause l’alliance avec Israël. Si elle est élue, Kamala Harris continuera à envoyer des armes là-bas, mais en posant des conditions humanitaires, que Netanyahou d’ailleurs ne respectera pas davantage qu’il ne le fait depuis un an. Paradoxalement, Trump serait peut-être plus à même de faire plier le Premier ministre israélien : même s’ils sont sur la même ligne idéologique, les deux hommes ne s’entendent pas très bien. Trump est impétueux, sans filtre, capable de réagir de façon épidermique, et, surtout, il sait qu’il peut compter sur le soutien de son électorat.

Quid de la Russie et de l’Ukraine ?

C’est le seul vrai sujet de profond désaccord entre démocrates et républicains, avec la question environnementale. Car derrière la Russie, il y a bien sûr l’Ukraine, puis la relation transatlantique avec les pays européens. Or c’est l’un des rares sujets sur lesquels Trump n’a jamais changé d’avis jusqu’à présent. Il n’a jamais caché qu’il appréciait Poutine, qu’il voyait en lui une réponse à l’Occident décadent et que, s’il était élu, il interromprait presque immédiatement le soutien militaire à l’Ukraine pour ouvrir des négociations en 24 heures, évidemment au détriment des Ukrainiens.

Qu’en est-il de Kamala Harris ?

Elle a toujours été sur la même ligne que son parti. Celle-ci est clairement énoncée : ils soutiennent l’Ukraine, et l’exceptionnalisme américain leur impose de défendre une démocratie attaquée. Mais, en réalité, les démocrates sont aujourd’hui très gênés par cette question. Ils voient bien que l’Occident ne va pas pouvoir continuer à porter ce pays à bout de bras et que la situation est bloquée, car on n’a jamais donné assez d’armement aux Ukrainiens pour qu’ils gagnent la guerre, par peur d’être vus par la Russie comme des cobelligérants. Il faut se souvenir que la Russie a menacé la Pologne comme la Grande-Bretagne de frappes nucléaires tactiques ! Ce que Kamala Harris ne dit donc pas, c’est que les démocrates se préparent également à négocier une sortie de conflit en 2025, sans doute plus longue, plus exigeante, avec en fin de compte un accord qui risque de ne présenter aucune contrepartie de garantie de la part des Russes. Ce qui terrifie la Pologne ou les pays baltes, qui peuvent légitimement penser qu’ils seront les suivants…

Finalement, qui a intérêt à l’élection de l’un ou de l’autre ?

La Russie et Israël ont clairement intérêt à voir Trump élu, quand l’Europe, mais aussi l’Iran, verraient d’un meilleur œil une victoire de Kamala Harris. Quant à la Chine, elle redoute moins Trump lui-même que l’instabilité qu’il créerait. Les réglementations prises par l’administration Biden, qui entravent l’exportation de produits de haute technologie vers la Chine – notamment les semi-conducteurs de nouvelle génération – ont été un coup pour cette puissance. Mais les droits de douane et les turbulences d’une nouvelle présidence Trump seraient, pour elle, une autre forme de torture. 

 

Propos recueillis par JULIEN BISSON

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