Dans Le Tour du monde en 80 jours, l’écrivain s’amuse, lors d’un arrêt à San Francisco, de la passion américaine pour les élections, qui voit l’affrontement entre les candidats dégénérer très vite en pugilat. Extrait.

 

Voici donc Mrs Aouda, Phileas Fogg et Fix flânant par les rues. Ils se trouvèrent bientôt dans Montgommery Street, où l’affluence du populaire était énorme. Sur les trottoirs, au milieu de la chaussée, sur les rails des tramways, malgré le passage incessant des coaches et des omnibus, au seuil des boutiques, aux fenêtres de toutes les maisons, et même jusque sur les toits, foule innombrable. Des hommes-affiches circulaient au milieu des groupes. Des bannières et des banderoles flottaient au vent. Des cris éclataient de toutes parts.

« Hurrah pour Kamerfield !

– Hurrah pour Mandiboy ! »

C’était un meeting. Ce fut du moins la pensée de Fix, et il communiqua son idée à Mr Fogg, en ajoutant :

« Nous ferons peut-être bien, monsieur, de ne point nous mêler à cette cohue. Il n’y a que de mauvais coups à recevoir.

– En effet, répondit Phileas Fogg, et les coups de poing, pour être politiques, n’en sont pas moins des coups de poing ! »

Fix crut devoir sourire en entendant cette observation, et, afin de voir sans être pris dans la bagarre, Mrs Aouda, Phileas Fogg et lui prirent place sur le palier supérieur d’un escalier que desservait une terrasse, située en contre-haut de Montgommery Street. Devant eux, de l’autre côté de la rue, entre le wharf d’un marchand de charbon et le magasin d’un négociant en pétrole, se développait un large bureau en plein vent, vers lequel les divers courants de la foule semblaient converger.

Et maintenant, pourquoi ce meeting ? À quelle occasion se tenait-il ? Phileas Fogg l’ignorait absolument. S’agissait-il de la nomination d’un haut fonctionnaire militaire ou civil, d’un gouverneur d’État ou d’un membre du Congrès ? Il était permis de le conjecturer, à voir l’animation extraordinaire qui passionnait la ville.

En ce moment, un mouvement considérable se produisit dans la foule. Toutes les mains étaient en l’air. Quelques-unes, solidement fermées, semblaient se lever et s’abattre rapidement au milieu des cris – manière énergique, sans doute, de formuler un vote. Des remous agitaient la masse qui refluait. Les bannières oscillaient, disparaissaient un instant et reparaissaient en loques. Les ondulations de la houle se propageaient jusqu’à l’escalier, tandis que toutes les têtes moutonnaient à la surface comme une mer soudainement remuée par un grain. Le nombre des chapeaux noirs diminuait à vue d’œil, et la plupart semblaient avoir perdu de leur hauteur normale.

« C’est évidemment un meeting, dit Fix, et la question qui l’a provoqué doit être palpitante. Je ne serais point étonné qu’il fût encore question de l’affaire de l’Alabama, bien qu’elle soit résolue.

– Peut-être, répondit simplement Mr Fogg.

– En tout cas, reprit Fix, deux champions sont en présence l’un de l’autre, l’honorable Kamerfield et l’honorable Mandiboy. »

Mrs Aouda, au bras de Phileas Fogg, regardait avec surprise cette scène tumultueuse, et Fix allait demander à l’un de ses voisins la raison de cette effervescence populaire, quand un mouvement plus accusé se prononça. Les hurrahs, agrémentés d’injures, redoublèrent. La hampe des bannières se transforma en arme offensive. Plus de mains, des poings partout. Du haut des voitures arrêtées, et des omnibus enrayés dans leur course, s’échangeaient force horions. Tout servait de projectiles. Bottes et souliers décrivaient dans l’air des trajectoires très tendues, et il sembla même que quelques revolvers mêlaient aux vociférations de la foule leurs détonations nationales.

La cohue se rapprocha de l’escalier et reflua sur les premières marches. L’un des partis était évidemment repoussé, sans que les simples spectateurs pussent reconnaître si l’avantage restait à Mandiboy ou à Kamerfield.

« Je crois prudent de nous retirer, dit Fix, qui ne tenait pas à ce que “son homme” reçût un mauvais coup ou se fît une mauvaise affaire. S’il est question de l’Angleterre dans tout ceci et qu’on nous reconnaisse, nous serons fort compromis dans la bagarre !

– Un citoyen anglais… » répondit Phileas Fogg.

Mais le gentleman ne put achever sa phrase. Derrière lui, de cette terrasse qui précédait l’escalier, partirent des hurlements épouvantables. On criait : « Hurrah ! Hip ! Hip ! pour Mandiboy ! » C’était une troupe d’électeurs qui arrivait à la rescousse, prenant en flanc les partisans de Kamerfield.

Mr Fogg, Mrs Aouda, Fix se trouvèrent entre deux feux. Il était trop tard pour s’échapper. Ce torrent d’hommes, armés de cannes plombées et de casse-tête, était irrésistible. Phileas Fogg et Fix, en préservant la jeune femme, furent horriblement bousculés. Mr Fogg, non moins flegmatique que d’habitude, voulut se défendre avec ces armes naturelles que la nature a mises au bout des bras de tout Anglais, mais inutilement. Un énorme gaillard à barbiche rouge, au teint coloré, large d’épaules, qui paraissait être le chef de la bande, leva son formidable poing sur Mr Fogg, et il eût fort endommagé le gentleman, si Fix, par dévouement, n’eût reçu le coup à sa place. Une énorme bosse se développa instantanément sous le chapeau de soie du détective, transformé en simple toque. (…)

À six heures moins le quart, les voyageurs atteignaient la gare (…). Au moment où Mr Fogg allait s’embarquer, il avisa un employé, et le rejoignant :

« Mon ami, lui dit-il, n’y a-t-il pas eu quelques troubles aujourd’hui à San-Francisco ?

– C’était un meeting, monsieur, répondit l’employé.

– Cependant, j’ai cru remarquer une certaine animation dans les rues.

– Il s’agissait simplement d’un meeting organisé pour une élection.

– L’élection d’un général en chef, sans doute ? demanda Mr Fogg.

– Non, monsieur, d’un juge de paix. »  

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