L’union américaine remise en question
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La population américaine est radicalement fracturée, c’est un fait. Mais la division électorale entre « États bleus » et « États rouges », telle qu’elle apparaît notamment à travers le système bipartisan et le collège électoral, fausse en partie notre vision des choses. Dans les faits, vous allez trouver des électeurs de Trump dans les banlieues aisées de Los Angeles, et des électeurs de Harris au Texas. La vision selon laquelle les côtes américaines seraient totalement démocrates et le centre du pays absolument républicain ne reflète pas la réalité. Différentes sensibilités politiques se côtoient au sein de mêmes communautés, de mêmes quartiers. En vérité, ce qui rassemble le plus l’Amérique aujourd’hui, c’est, je crois, une communauté de souffrances et d’inquiétudes. Tout le monde est concerné par la crise des opioïdes, par exemple, qui a fauché 750 000 vies depuis 2000. Tout le monde est frappé par la baisse de l’espérance de vie, au plus bas depuis trente ans. Simplement, ces souffrances s’expriment de manière très différente politiquement. Plutôt qu’une Amérique bleue et une autre rouge, on a donc une Amérique majoritairement violette, avec des lignes de fracture qui dépassent l’appartenance politique.
Je pense en premier lieu à la fracture économique. Certes, l’économie américaine est plutôt en bonne santé. Il y a toutefois une frustration qui touche tous les Américains ordinaires, sur l’ensemble du spectre politique, une tension permanente sur les classes moyennes et populaires, due à une stagnation des salaires depuis trente ans et à l’augmentation énorme des prix du logement ou de l’alimentation, des frais d’université ou de santé… La hausse du coût de la vie quotidienne pèse très lourdement. Aujourd’hui, il faut six générations pour espérer sortir de la pauvreté, contre trois il y a quarante ans. C’est là une fracture sociale, mais qui ne divise pas nécessairement les Américains entre démocrates d’un côté et républicains de l’autre. Il en est de même pour la méfiance à l’égard des institutions et du système politique. De part et d’autre de l’échiquier, il y a une baisse de confiance dans les institutions et les dirigeants politiques, de plus en plus perçus comme défaillants, incapables de répondre aux attentes des citoyens et uniquement préoccupés de leur propre survie. 7 % des Américains seulement disent avoir confiance dans le Congrès, 23 % dans la présidence, 25 % dans la Cour suprême.
Lignes de fracture complexes
Il pourrait donc y avoir un sentiment d’union autour de ces questions sociales, si le débat politique américain n’était encombré par les affrontements identitaires et culturels. C’est autour de ces sujets que se structurent des fractures plus partisanes, le long desquelles on retrouve la traditionnelle opposition entre ruralité et zones urbaines, laquelle recouvre aussi une division géographique : les populations démocrates sont concentrées dans les grands États très peuplés, et les républicains dans les États centraux. On observe par ailleurs depuis des décennies une sorte de mobilité géographique partisane – pour ceux qui peuvent se le permettre, bien sûr –, qui peut intensifier la polarisation politique.
S’il y a parfois une corrélation entre les fractures politiques et les découpages par âge, par zone géographique ou encore par appartenance ethnique, il faut toutefois veiller à ne pas trop schématiser. Certains recoupements sont réels – on a, par exemple, une jeune génération opposée au racisme, plus libérale sur des questions de société, avec des modes d’action et d’expression politiques également très différents de ceux des générations précédentes. Mais ce que cette période électorale nous a appris, c’est surtout l’importance de l’expérience vécue au sein de la société. Dans la population hispanique, on a ainsi une grande diversité de votes, liée à des avis très nuancés sur la politique, la société, la religion…
La panne du rêve américain
Aujourd’hui, l’ampleur de ces fractures nourrit plusieurs facteurs qui mettent en péril l’idée même de projet national commun. Le premier, c’est l’essoufflement de la croyance en une vérité commune. Plusieurs études montrent que, désormais, les Américains jugent à la fois qu’ils sont, pour leur propre part, capables de distinguer le vrai du faux, mais que, dans le même temps, ils ne sont pas du tout certains que leurs voisins soient capables d’en faire de même. D’autres sondages témoignent qu’un nombre croissant d’Américains pensent qu’ils ne partagent plus de réalité commune avec leurs adversaires politiques. Des parents sont opposés, par exemple, à l’idée que leurs enfants se marient avec quelqu’un de l’autre bord politique. Tout cela n’est pas si étonnant, quand on observe la façon dont se cristallise un écosystème médiatique qui finit par enfermer les citoyens dans une certaine vision de la réalité. Cela dit, ce n’est pas seulement la faute des canaux numériques. Cet enfermement symbolique se double d’un isolement physique de plus en plus important : les Américains passent moins de temps ensemble que par le passé, plus de la moitié dit souffrir d’une solitude importante, et cet isolement progressif de l’individu au sein de la société se couple avec une aspiration toujours plus forte à la communauté.
En creux, ce qui s’effrite sous nos yeux, c’est la croyance même dans l’idée de rêve américain. La période n’est pas totalement inédite en matière d’affrontements et de violences politiques : l’Amérique a connu d’autres périodes de forte polarisation par le passé. Les années 1960, notamment, ont été marquées par plusieurs assassinats politiques, sur fond de tensions sociales. Mais à l’époque du mouvement pour les droits civiques, il y avait justement une forme de rêve, celui de l’accomplissement individuel et collectif, du dépassement de soi. Aujourd’hui, ce moteur est en panne. Dans certains États, des petites filles naissent avec moins de droits que leurs grand-mères. L’obésité fait des ravages, elle touche 100 millions d’adultes et 15 millions d’enfants. La réussite économique individuelle est grippée. Il y a moins de projection vers la grandeur ; l’horizon des Américains se rétrécit, et avec lui la confiance du pays en sa capacité à porter ses ambitions. Le projet national américain s’appuie sur quelques formules fondatrices, comme « Nous, le peuple », ou l’ambition de la Constitution de former « une Union plus parfaite ». Il est né de la croyance en un gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple. Que faire quand une majorité de la population juge que l’action du pouvoir central ne bénéficie plus au peuple ? Il y a encore de la marge avant d’affirmer que ce projet fondateur serait menacé, mais la confiance en son pouvoir d’émancipation est certainement en stagnation, voire en régression.
Un pays aux multiples défis
Le défi, pour l’Amérique, sera de se réinventer au cours de ce siècle. Il est illusoire de croire qu’elle puisse encore être, comme elle se considérait au xxe siècle, cette superpuissance dont le pouvoir d’attraction et la prospérité suffisent à gommer les aspérités. Il lui faut trouver un autre modèle. Et l’on en voit naître dans certaines communautés ; il y a de nouvelles formes de solidarité qui s’expriment chez les jeunes, un rapport à l’engagement politique inédit et intéressant. Bien sûr, la jeunesse américaine n’est pas à l’abri des tourments politiques du pays. Mais il y a, chez elle, une rupture avec l’idée d’un homme providentiel capable d’apporter des solutions aux problèmes du pays et de ses habitants. Elle montre très tôt son envie de participer aux processus décisionnels avec une forme de maturité et un niveau d’information qui peuvent donner de l’espoir pour les années à venir.
L’autre défi, pour les États-Unis, sera de renouer la culture du compromis qui a été la sienne tout au long de son histoire. Le bipartisme est fondé sur la nécessité de rechercher des accords entre les dirigeants politiques. Or nous sommes aujourd’hui arrivés à un point dans ce pays où il est devenu très difficile de s’entendre, même entre voisins. La politique est devenue un sujet tabou, rédhibitoire, tant il suscite le rejet frontal de l’autre. On voit mal, dans ce contexte, comment une force politique serait capable d’incarner l’espoir de tout un pays ! Il va donc falloir entretenir, dans la classe politique, un retour à cet esprit de compromis, de désintéressement, pour ressusciter la confiance du public américain. Les institutions sont stables, c’est le personnel politique qui doit évoluer, notamment pour répondre aux aspirations de la jeunesse sur les questions qui la préoccupent en son entier, en particulier les enjeux environnementaux.
Conversation avec JULIEN BISSON
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