Ce n’est nullement un complot, c’est une histoire. Et elle est passionnante. À la sortie de la guerre, un salarié de l’industrie chimique et lobbyiste de génie, Fernand Willaume crée un journal, Phytoma, qui sera le fer de lance de l’agriculture industrielle en France. Le comité de rédaction regorge de professeurs, de scientifiques, de hauts fonctionnaires du ministère de l’Agriculture, qui seront rejoints par des responsables de l’Institut national de la recherche agronomique (Inra), né en 1946. De jeunes paysans qu’on appelle alors modernistes, souvent membres de la Jeunesse agricole catholique (JAC) – ils deviendront les patrons de la FNSEA, le syndicat agricole majoritaire –, complètent le tableau. Agriculteurs, fabricants et hauts fonctionnaires, main dans la main, sont tous convaincus que le « progrès » passe par les pesticides nouveaux – souvent imaginés sur fond de guerre –, les engrais industriels et la grosse mécanique agricole.

On verra un Jean Bustarret, l’un des fondateurs de l’Inra, présider en accord avec Willaume le Comité de lutte contre les mauvaises herbes (Columa), véritable moteur de la diffusion en France des premiers herbicides. Tout va pour le mieux. Les rendements augmentent, la France suit avec retard l’exemple américain, que Bustarret et tous les autres sont allés regarder de près dès la fin des années quarante. Apparemment, ils ne se doutent de rien.

En 1962, l’Américaine Rachel Carson publie Printemps silencieux, qui sera traduit en 1963 chez nous avec une préface inouïe du président de l’Académie des sciences, Roger Heim. Le livre montre pour la première fois les ravages des pesticides, dont le DDT, et Heim écrit : « On arrête les “gangsters” […] mais qui mettra en prison les empoisonneurs publics instillant chaque jour les produits que la chimie de synthèse livre à leurs profits et à leurs imprudences ? » Le temps de l’innocence est terminé.

Il n’y aura pourtant pas de débats. Il n’y aura aucune remise en cause. Le système mis en place à la Libération préfère les attaques personnelles contre Carson et Heim, et verse tout entier dans la dénégation, laquelle n’a pas cessé depuis. Avec des conséquences très lourdes.

L’exemple du chlordécone aux Antilles reste le plus éclairant. Dès 1975, le produit est interdit aux États-Unis, où il a provoqué de graves maladies chez les employés d’une usine qui le fabrique. On sait qu’il est cancérigène. Avec certitude. Il sera pourtant épandu dans les bananeraies de Martinique et de Guadeloupe jusqu’en 1993, après avoir reçu autorisations et dérogations de gouvernements de droite, puis de gauche. Les fonctionnaires – très proches de l’équipe Willaume – qui ont vanté l’innocuité du produit sont connus, mais ils ont disparu depuis, et pour comble, le ménage a été fait dans les archives : des documents essentiels se sont volatilisés. Le chlordécone, très stable chimiquement, est là, dans les sols, pour des siècles.

L’exemple du chlordécone aux Antilles reste le plus éclairant

L’autre exemple bien connu est celui des néonicotinoïdes. De tout nouveaux pesticides – insecticides – sont épandus à partir de 1992 sur les grandes cultures. Tout de suite, les apiculteurs constatent des mortalités massives dans leurs ruchers. Le Gaucho de Bayer est de sortie, bientôt suivi par d’autres. Dans cette affaire, le ministère de l’Agriculture choisira en toute conscience – le pacte Willaume de 1945, encore et toujours – les intérêts de Bayer et de BASF au détriment des abeilles et des écosystèmes. L’un de ses principaux services, la Direction générale de l’alimentation (DGAL), tantôt sous la droite, tantôt sous la gauche, ne tiendra aucun compte des centaines d’alertes, y compris scientifiques.

Ce n’est pas fini, comme l’on sait, puisque Barbara Pompili, ancienne ministre de l’Écologie, a réautorisé ces poisons sur les betteraves en 2020, après avoir obtenu de haute lutte leur interdiction en 2016. Le résultat d’un intense lobbying d’agences hautement spécialisées dont c’est le métier. Ainsi, l’ancienne Union des industries pour la protection des plantes (UIPP), devenue en 2022 Phyteis, défend toujours les intérêts de dix-neuf entreprises, dont Bayer-Monsanto, BASF, Syngenta. En 2023, Éléonore Leprettre, ancienne directrice de cabinet du ministre de l’Agriculture Marc Fesneau, est devenue directrice de la communication de Phyteis, sans provoquer un murmure.

 

Ainsi va la vie des pesticides. C’est désormais l’Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses) qui est chargée des autorisations relatives à leur mise sur le marché. Léger ennui : elle décide aussi de leur retrait en cas de problème, ce qui l’obligerait à se contredire. Et n’oublions pas que l’essentiel des autorisations de mise sur le marché (AMM) repose sur des études et tests menés par l’industrie elle-même. L’administration n’en a pas les moyens. Les employés et nombre de scientifiques travaillant pour l’agence ne sont pas en cause, mais les décisions vont toujours dans le même sens.

En 2019 – on ne le saura que bien plus tard – le comité de déontologie de l’Anses explose à la suite de nombreuses controverses, certaines concernant des conflits d’intérêts. En 2019, toujours, éclate une affaire concernant de nouveaux pesticides, des fongicides appelés SDHI. Malgré une alerte portée par de grands spécialistes, l’Anses donne une autorisation d’utilisation. Or les SDHI s’attaquent à la fonction respiratoire des champignons… mais aussi de tous les êtres vivants. En 2021, le journal Le Monde écrit que l’Anses aurait, cinq ans plus tôt, enterré un rapport sur le glyphosate. À nouveau sont évoqués des conflits d’intérêts.

L’Anses serait-elle corrompue ? Certainement pas. Mais elle est la continuation, par sélection de générations successives, de l’opération Phytoma de 1945. La question des pesticides est gérée depuis cette époque par des gens qui pensent tous la même chose : les pesticides sont un « progrès » formidable, et par ailleurs irremplaçables. Le grand malheur, pour un esprit démocratique, c’est que l’espace ainsi créé interdit toute remise en cause : chacune des personnes qui en fait partie soutient par principe l’usage des pesticides.

Aurait-on oublié les paysans et l’industrie en route ? Ce serait dommage, car le système doit sa solidité au soutien sans faille de la FNSEA. Paysans ou « exploitants agricoles » ? Xavier Beulin, qui a présidé la FNSEA de 2010 à son décès en 2017, était en même temps PDG d’une holding agro-industrielle, Avril, pesant 9 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2022. Et l’actuel président de la FNSEA, Arnaud Rousseau, a pris sa place à la tête d’Avril.

Ce syndicat, qui aura accompagné la disparition de millions de ses membres, n’oublie décidément pas les affaires. Les grandes coopératives agricoles, comme Terrena, Agrial, Maïsadour, Limagrain ou encore Triskalia, emploient 180 000 personnes et possèdent une marque alimentaire sur trois. Beaucoup sont présidées par des membres de la FNSEA, qui ne sont donc plus des cultivateurs mais des chefs d’industrie. À leurs yeux, les rendements – et la chimie qui y est associée – sont devenus un enjeu financier majeur. Et ça tombe bien : sur le terrain, les employés des coopératives donnent des conseils aux agriculteurs sur le meilleur usage possible des pesticides… Et les leur vendent. Là encore, ça s’appelle être juge et partie.

Est-ce que cela change ? En septembre 2021, Emmanuel Macron déclare : « Je veux que, sur ce sujet des pesticides, la présidence française de l’Union européenne [qui commencera en janvier 2022] porte, et je m’y engage ici, une initiative forte, avec tous les collègues, de sortie accélérée des pesticides. » On n’en entendra plus parler. 

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