Il parle depuis trente minutes. Sa voix frissonne et son bras gauche a commencé de trembler. Hervé Treuil, 65 ans, souffre de la maladie de Parkinson et d’un cancer de la prostate, affections reconnues comme des pathologies professionnelles liées à l’utilisation de produits phytosanitaires. En 1979, à l’âge de 20 ans, Hervé Treuil a repris l’exploitation agricole familiale située à Juillac, à trente kilomètres de Brive-la-Gaillarde. Le paradoxe de sa situation, sa cruauté même, tient au fait qu’Hervé Treuil a toujours été animé d’une conscience environnementale. Dès son installation, il a fait son possible pour diversifier ses activités ; il a développé les pommiers au détriment de l’élevage de bœufs, refusé de se lier à la grande coopérative basée dans le Limousin. Plutôt que des goldens, il a majoritairement cultivé une variété de pomme rustique, la sainte-germaine, qu’il vendait au marché de Brive ou directement chez lui. Il a ouvert une ferme-auberge, participé à la rédaction de la charte des gîtes ruraux et chambres d’hôtes. Avec trente vaches allaitantes et deux mille pommiers répartis sur quatre hectares pour vingt à trente tonnes de pommes par an, Hervé Treuil était un pionnier d’une agriculture raisonnable, à défaut d’être raisonnée. Et pourtant….

« On nous a incités à faire n’importe quoi »

« Si j’avais travaillé avec la coopérative, on m’aurait incité à utiliser des pesticides pour assurer des tonnages réguliers de pommes calibrées. Dans mon cas, les techniciens de la chambre d’agriculture m’ont conseillé des produits pour traiter les parasites. » La liste est longue : toutes sortes de champignons, dont le plus redoutable, la tavelure, abîme les feuilles et laisse des taches noires sur les fruits ; des insectes qui, au printemps, aspirent la sève de l’arbre ; des vagues massives de pucerons qui débordent les capacités de défense naturelle des coccinelles ; des araignées rouges, des chenilles et le carpocapse, un beau papillon dont les larves font pourrir les pommes. « La densification des vergers et le réchauffement climatique ont multiplié ces parasites », se désole Hervé Treuil.

Pour chaque menace, la chambre d’agriculture avait une solution : un litre de tel ou tel produit dans sa cuve de 400 à 500 litres d’eau, et tout était réparé. Hervé Treuil répugne à se remémorer la comptabilité précise du nombre de traitements auxquels il a soumis son verger, et sa personne par la même occasion. Entre vingt et trente pulvérisations par saison grosso modo, une fois par semaine en moyenne, parfois avec deux molécules associées dans la cuve !

« On n’était pas sensibilisés sur leur dangerosité, mais on se posait des questions. Quand on avait fini de traiter, on avait les yeux qui piquaient. On nous conseillait de nous laver les mains dans les cinq minutes, mais on était souvent pris par une urgence. J’avais beau mettre un béret ou un foulard, cela ne suffisait pas. Et par 35 °C, combien de camarades traitaient torse nu ! Aujourd’hui, les jeunes sont tenus de respecter des chartes très rigoureuses. Dans les années 1980-1990, on nous a incités à faire n’importe quoi. » Hervé Treuil a bien tenté de limiter la casse : « Je me suis vite débarrassé des herbicides, c’est le plus dégueulasse ! » Mais cela n’a pas suffi.

À 58 ans, Hervé Treuil s’est mis à trembler. « J’ai eu la chance d’avoir un bon médecin qui m’a fait passer une batterie de tests. Un début de Parkinson a été détecté et j’ai commencé un traitement. C’est aussi grâce à lui que mon cancer de la prostate a été pris en charge à temps. Ma deuxième chance, si je puis dire, c’est qu’on m’ait parlé de Phyto-Victimes. » Cette association a été créée en 2011 par des professionnels agricoles dont Paul François, un céréalier charentais qui a fait condamner à quatre reprises la firme Monsanto. Phyto-Victimes s’est battue pour la reconnaissance de nombreuses maladies professionnelles liées aux pesticides (Parkinson en 2012, lymphomes et myélomes en 2015, cancers de la prostate en 2021) et pour la création d’un fonds d’indemnisation auprès duquel le nombre de demandes est en constante augmentation : 226 en 2020, 333 en 2021, 650 en 2022.

Il aimerait ne parler que de peinture, de voyages et de rencontres

« Sans Phyto-Victimes, je ne sais pas comment j’aurais fait. L’une de leurs permanentes, Claire Bourasseau, m’a accompagné de bout en bout pour la constitution de mon dossier. Heureusement, j’avais conservé toutes mes factures. J’ai été expertisé trois fois, par trois médecins différents. » Parkinson a obligé Hervé Treuil à prendre sa retraite prématurément, la rente d’invalidité lui permet de compenser le manque à gagner. Quant au cancer, après 38 séances de radiothérapie, les choses ont l’air sous contrôle.

Éprouve-t-il des regrets ? « Je suis fataliste, il faut croire que c’était mon chemin de vie. » Hervé Treuil n’avait pas prévu d’être agriculteur mais plutôt de terminer ses études d’arts plastiques. Cela ne l’a pas empêché de peindre régulièrement des toiles inspirées par sa fréquentation de la nature. L’écrivain Claude Michelet l’a surnommé « le peintre paysan », un terme auquel il tient beaucoup. Il aimerait ne parler que de peinture, de voyages et de rencontres, de ce site Internet qu’un copain lui a confectionné avec une version en anglais, une autre en mandarin, qui lui a permis d’exposer en Chine. Ou bien de cette enseignante à Harvard qui lui a ouvert la porte de quelques collectionneurs américains, mais les pesticides reviennent parasiter notre conversation. « Des cancers de la prostate, je connais beaucoup de collègues qui en ont. C’est sous le manteau car ils n’ont pas fait le rapprochement. Les lobbies agroalimentaires sont tellement puissants ! » Il y a quelques semaines, Hervé Treuil devait prendre la parole devant un groupement d’agriculteurs pour les sensibiliser aux risques sanitaires. Le président de la chambre locale a été prévenu et l’intervention a été annulée. 

PATRICE TRAPIER Illustration Stéphane Trapier

 

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