Dans quel contexte Tolkien a-t-il imaginé l’univers de la Terre du Milieu, et quel était son projet ?

Les premières esquisses de son univers remontent à la Première Guerre mondiale, durant laquelle il prend part à la bataille de la Somme. Il écrit l’un de ses premiers textes, La Chute de Gondolin, en 1916-1917, et Le Seigneur des anneaux, qui paraît en 1954-1955, est en réalité déjà largement rédigé avant la Seconde Guerre mondiale. Cet univers est donc né sur ce fond de guerre et d’entre-deux-guerres qui a peu à peu assombri le projet initial. À l’origine, Tolkien avait deux moteurs. Le premier, dont témoigne sa correspondance, est de doter l’Angleterre de sa mythologie propre – un rêve dont il admet tout de suite qu’il est irréaliste. L’autre, c’est l’invention de langues : il souhaite donner à celles qu’il crée un cadre où se déployer.

À côté des grands romans, Tolkien a imaginé tout un ensemble de récits, d’annexes, de chronologies, de cartes, d’illustrations… Comment son univers a-t-il grandi ?

C’est la croissance du monde qui a donné naissance aux grands romans, plus que l’inverse ! Tolkien a commencé, comme je l’ai dit, par les langues ; il a poursuivi avec cet ensemble de récits que l’on appelle le légendaire elfique, publié essentiellement après sa mort ; ensuite seulement est venu Le Hobbit, son premier roman, paru en 1937, dont le succès va l’amener à écrire une suite, Le Seigneur des anneaux, texte très différent qui sera attendu pendant plus de quinze ans.

Même si Tolkien est – et reste encore – exceptionnel par son niveau de minutie et d’exigence, imaginer des mondes très détaillés est alors dans l’air du temps. Après l’avènement du roman réaliste – Zola, Balzac en France, Dickens en Angleterre –, le roman d’aventures s’est converti lui aussi au souci de vraisemblance : les récits se font plus longs, les descriptions plus précises… Le lecteur doit pouvoir s’immerger, croire au monde qu’on lui peint. On produit même de faux documents, des cartes d’aventurier perdues ! Ce désir de crédibilité est une tendance de fond du début du XXe siècle et va être une spécificité de la fantasy par rapport aux formes antérieures de merveilleux, comme le conte ou le mythe. Mais personne n’a égalé Tolkien pour l’inventivité linguistique, propre à ses compétences de philologue spécialiste du Moyen Âge.

Tolkien s’est beaucoup inspiré de cette période historique, justement. Que révèle ce choix ?

Le Moyen Âge est très à la mode à cette époque, il fascine : on le redécouvre depuis le XIXe siècle grâce aux romantiques, puis à travers les romans historiques comme ceux de Walter Scott… Tolkien partage l’éducation des hommes de son temps passés par l’université : les humanités, la culture classique, le grec et le latin… Mais, justement, parce que cette culture leur est familière, elle est peut-être moins porteuse de mystère, d’ouverture à la rêverie, à la réinvention. Tolkien est devenu un spécialiste de langue et de littérature médiévales, notamment du poème anglo-saxon Beowulf. Il a étudié les mythologies du nord-ouest de l’Europe – celtique, nordique, germanique, voire finnoise – et en a proposé cette fusion inédite, cette réinvention qui va marquer durablement les esprits, puisqu’il est à l’origine du « med-fan », du « médiévalisme de fantasy ».

Peut-on dire qu’il est plus largement le père de la fantasy ?

Pas au sens où il lui aurait donné naissance. Une génération avant lui, il y a eu William Morris, avec La Source au bout du monde ou Le Lac aux îles enchantées. Tolkien l’a lu, il y fait des références assez directes. Mais il est aussi évident que sans lui la fantasy ne serait pas ce qu’elle est. Il a modelé le genre. La fantasy s’est constituée sur la base de ces textes écrits dans les années 1930 que sont à la fois Le Seigneur des anneaux et Conan le Barbare de Robert E. Howard : soit, d’un côté, le grand roman épique et noble de Tolkien et, de l’autre, des nouvelles de fantaisie héroïque plus tournées vers l’action. Les deux œuvres vont être reçues au même moment, dans les années 1960, aux États-Unis, et inspireront aussi les premiers jeux de rôle, les premières communautés de fans, les premières sociétés de reconstitution pseudo-historique…

Comment l’œuvre de Tolkien a-t-elle été reçue ?

Comme pour toute œuvre qui dure, les contextes de lecture successifs modifient la perception. Vers 1965, Tolkien devient un vrai phénomène outre-Atlantique. Les étudiants de la contre-culture et les opposants à la guerre du Viêtnam s’en emparent… Le texte s’y prête, si l’on y voit la résistance à une sorte de complexe militaro-industriel incarné par l’alliance de Sauron et de Saroumane, que combattent de petits personnages attachés au bon vivre, à leur herbe à pipe… Son sous-texte écologique parle à la sensibilité hippie. Mais dès les années 1970, en Italie par exemple, c’est l’extrême droite qui s’en empare et organise des « camps Hobbit ». Là encore, le texte le permet, dans une certaine mesure, si l’on veut y lire une résistance identitaire contre une invasion étrangère venue du Sud et de l’Est. Encore récemment, Giorgia Meloni a rendu hommage au Seigneur des anneaux. L’œuvre est donc suffisamment ouverte pour se prêter à des lectures diverses, voire totalement opposées. Quant à Tolkien, ces réceptions de son œuvre, d’un bord ou de l’autre, l’ont lui-même surpris. À titre personnel, il était plutôt conservateur et, catholique fervent, il s’est très ouvertement exprimé contre le racisme et le nazisme dans l’entre-deux-guerres.

Dans quelle mesure le catholicisme de Tolkien a-t-il imprégné son imaginaire ?

Sa foi occupait une place très importante dans sa vie, toutefois son œuvre ne se veut pas explicitement religieuse, contrairement à celle de son ami C.S. Lewis. On peut bien sûr trouver chez lui des références religieuses – le parcours christique de Frodo, la figure virginale de Galadriel… –, mais ce sont des références parmi d’autres – Galadriel évoque aussi bien une reine fée, une nymphe de l’eau et de la forêt… Il est donc possible de lire Le Seigneur des anneaux en dehors de tout ancrage religieux.

Reste que, ce qui ressort du livre – et en explique le succès –, c’est sa foi en la nature humaine. Tolkien exalte la capacité des êtres à choisir la bonté, la lumière à chaque pas, malgré les tentations du mal, et contre ce qui peut sembler un destin inéluctable. Toujours garder l’espoir et faire ce que l’on peut à son niveau pour entretenir cette dignité et cette bonté de l’âme humaine, c’est là un message qui peut toucher chacun, quelle que soit sa spiritualité.

« Si l’on n’avait pas eu pitié de cette créature déchue qu’est Gollum, le monde n’aurait pas été sauvé. Le rapport entre le bien et le mal n’a donc rien d’une plate évidence »

On a parfois reproché à son œuvre un certain manichéisme ou la description assez caractérisée des différentes « races »…

C’est une question complexe. On peut bien sûr trouver des segments de texte qui, isolés, prêtent à interprétation. Tolkien met certes en scène différents peuples, mais le texte plaide nettement en faveur d’une collaboration entre eux, d’une recherche de compréhension de l’autre. C’est l’alliance des différences qui rend plus fort – une idée fondamentale dans la fantasy. Quant au manichéisme, Tolkien fait une œuvre morale : le bien et le mal sont clairement opposés, mais aucun peuple, aucun personnage – du moins parmi ceux qui sont très travaillés – n’est à l’abri de la tentation puissante du mal. Frodo en fait l’expérience, Galadriel refuse de toucher l’anneau par peur de ne pas lui résister, Boromir chute puis se rachète… Cela brouille, grise les personnages, même les plus positifs. Quant aux négatifs, comme Gollum ou Gríma Langue de Serpent, ils sont, eux, susceptibles de pitié. Le revers de la tentation, c’est cette pitié que l’on peut ressentir, y compris pour les êtres les plus corrompus, et qui empêche de les condamner tout à fait. Si l’on n’avait pas eu pitié de cette créature déchue qu’est Gollum, le monde n’aurait pas été sauvé. Le rapport entre le bien et le mal n’a donc rien d’une plate évidence, il est extrêmement nuancé.

C’est un aspect de cet univers qui contraste toutefois beaucoup avec des œuvres postérieures, comme Le Trône de fer de George R.R. Martin…

Un exemple précoce de contestation de la fantasy tolkiénienne est Michael Moorcock, qui publie à partir de 1968 le cycle d’Elric le Nécromancien : l’histoire d’un prince albinos décadent, évoluant dans un univers psychédélique, armé d’une épée noire qui boit les âmes. Moorcock est un personnage de la scène londonienne, auteur de SF expérimentale, un de ces jeunes des années 1970 qui veulent donner un coup de pied dans la fourmilière. Cela n’a plus cessé ensuite, tout au long des années 1980. Depuis le succès de l’adaptation de Game of Thrones, le courant dit de la « dark fantasy » est majoritaire. George R.R. Martin est cependant un grand admirateur de Tolkien. Ce contre quoi il s’est insurgé, c’est plutôt la fantasy post-tolkiénienne des années 1970 à 1990, reproduisant un même schéma narratif assez caricatural, avec un personnel générique d’Elfes, d’Orcs, de Nains et de Demi-Hommes. Cela a suscité une certaine lassitude… La fantasy tolkiénienne doit aujourd’hui se renouveler pour retrouver un nouveau souffle.

Les grandes adaptations cinématographiques depuis les années 2000 – celles de Peter Jackson ou la récente série d’Amazon – vous semblent-elles participer à ce renouvellement ?

La fantasy est passée, au tournant du XXIe siècle, d’une culture de niche à une culture partagée. Internet a joué là un grand rôle, car la culture geek, qui s’impose alors, est très réceptive à ce type d’imaginaire. Or ceux que l’on trouve aujourd’hui à la tête des studios sont ceux qui jouaient aux jeux de rôle dans les années 1980. Mais, avec la série d’Amazon, on dépasse la simple adaptation directe des livres pour entrer dans l’expansion de l’univers tolkiénien. La fantasy est de fait construite sur des mondes ouverts, dans lesquels peuvent s’inventer de nouvelles histoires. Son côté transmédiatique correspond très exactement aux objectifs de l’industrie culturelle actuelle. Mais ce qui fonctionne pour des univers comme Star Wars et Marvel, imaginés dès l’origine par une pluralité d’auteurs, peut-il fonctionner avec des univers nés d’un auteur unique de l’envergure de Tolkien ou même de George R.R. Martin ? Le poids de leurs œuvres risque de condamner les nouvelles élaborations narratives à être déceptives, parce qu’elles seront toujours comparées avec des œuvres incomparables. Mais ces options sont très nouvelles, la question reste donc ouverte. 

 

Propos recueillis par MAXENCE COLLIN

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