Qu’éprouvait le lecteur de 1954 lorsqu’il ouvrait pour la première fois Le Seigneur des anneaux ? Rien de ce qu’il avait pu lire auparavant ne lui permettait de trouver un point de comparaison pertinent. Aujourd’hui encore, le long prologue décrivant les us et coutumes des Hobbits, les nombreux poèmes qui parsèment le récit, les multiples appendices qui le suivent sont autant d’entorses aux conventions romanesques usuelles, qui conduisent à s’interroger sur les intentions de J.R.R. Tolkien. Pourtant, c’est bien le langage lui-même qui reste l’énigme première de cet ouvrage. Philologue de formation, professeur de langue et de littérature anglaises à l’université d’Oxford, Tolkien semble autant employer la langue à enrichir son récit qu’utiliser la quête de Frodo pour explorer les possibilités du langage. Du dialecte rustique de Sam à la diction archaïque de Théoden, les ressources lexicales de la langue anglaise sont mobilisées pour dépeindre la psychologie des protagonistes. Expressions en vieil anglais, incompréhension des personnages confrontés à une langue étrangère, déférence accordée aux pratiquants des langues anciennes : la problématique de la traduction infuse l’œuvre tout entière et ne se trouve expliquée, en partie, qu’au dernier appendice clôturant le roman.

« Inséparables, elles s’enrichissent par les résonances qui s’établissent entre elles »

Or Tolkien ne s’est pas contenté d’employer ici des toponymes celtiques, là des noms norrois, mais il a inventé ses propres langues, qui surgissent dans un kaléidoscope de noms propres, et se déploient occasionnellement sur des poèmes entiers. Poèmes dont la traduction n’est pas toujours fournie, puisque Tolkien les estimait capables de susciter une certaine forme d’émotion chez le lecteur, indépendamment de leur signification. Faut-il souligner qu’il s’agit d’un des aspects qui ont provoqué les réactions les plus variées, de l’incompréhension totale à l’enthousiasme le plus fervent ? Certains n’ont voulu y voir qu’un simple divertissement estudiantin, d’autres ont cru y déceler la preuve d’un roman à clefs dont les noms seraient les gardiens allégoriques. D’estimables collègues de Tolkien n’ont pas manqué d’exprimer leur déception en voyant à quels enfantillages il avait consacré son temps au lieu de publier de nouvelles éditions des manuscrits médiévaux dont il était spécialiste.

La réalité est plus étonnante encore. Tolkien s’était non seulement donné pour tâche de créer de toutes pièces une « mythologie » fictionnelle à laquelle le lecteur pourrait donner créance le temps du roman, mais il estimait aussi que langue et mythologie constituaient les deux faces d’une même pièce. Inséparables, elles s’enrichissent par les résonances qui s’établissent entre elles. Dans Le Seigneur des anneaux, les dialectes des Orques, entremêlés d’insultes aux consonances gutturales, instillent chez le lecteur une répulsion instinctive. Le khuzdul, la langue des Nains, aux sonorités rugueuses, suggère puissamment leur amour des minéraux et de la forge. Les langues elfiques, quant à elles, possèdent une mélodie où ressurgit la beauté d’un monde ancien, balayé par les remous du temps. Parmi celles-ci, le quenya, la langue des Hauts-Elfes, possède une phonologie fortement influencée par le latin et une grammaire surtout inspirée par le grec ancien et le finnois, qui lui donnent un caractère à la fois lointain et complexe, à l’image de la grandeur passée de ce peuple. En revanche, le sindarin, la langue des Elfes Gris, est principalement modelé sur le gallois, ce qui ne peut manquer d’évoquer la trace que les légendes celtiques ont laissée dans l’inconscient britannique. Chez Tolkien, les langues se font véritablement le miroir de la complexité des peuples et servent à rendre sensible leur relation au monde. 

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