« Tout ce qu’il nous appartient de décider, c’est ce que nous comptons faire du temps qui nous est imparti. » Ces paroles de Gandalf, au début du premier tome du roman, lorsqu’il apprend à Frodo la véritable nature de son anneau, résument à elles seules l’une des questions majeures du Seigneur des anneaux. Frodo vit alors l’existence d’un jeune Hobbit rentier, en Comté, une contrée rurale et bucolique, en apparence idyllique. Situé dans le nord-ouest de la Terre du Milieu, le Comté est coupé du monde que l’on devine au-delà des frontières, comme dans Le Rivage des Syrtes de Gracq, grand lecteur et amateur de Tolkien. Le problème est que Frodo ne peut pas rester dans les marges de l’histoire, car la grande Histoire est en marche : s’il ne fait rien, s’il ne quitte pas le cocon – le confortable « trou » de Hobbit dont il a hérité –, il sera tué par les Nazgûl, envoyés par Sauron, le Seigneur des anneaux, qui veut récupérer son bien. C’est cet anneau que Frodo tente de soustraire à son créateur, au fil d’un périple de mille pages, où il manifeste à plusieurs reprises son libre arbitre et son courage.

Et il n’est pas seul. Tous les personnages sont confrontés à ce dilemme : faut-il essayer de vivre comme si de rien n’était, ou agir ? La plupart des Hobbits rejettent les nouvelles du monde extérieur ; mais ils ignorent que le peuple des Dúnedain, les Coureurs menés par Aragorn, consacre son énergie à les protéger des dangers. Le Comté n’est donc pas un modèle ni un Éden, mais un lieu en sursis, à préserver, et qui devra être restauré à la fin du Seigneur des anneaux, quand il aura été ravagé par une guerre que ses frontières ne pouvaient évidemment pas arrêter. Le peuple des Hobbits – qui vivent dans une insouciance artificielle – fait l’objet d’une critique implicite dans le texte, mais explicite sous la plume de J.R.R. Tolkien : une de ses lettres explique que leur petite taille est le symbole de leur mesquinerie et de leur esprit de clocher, de leur médiocrité (lettre no 131). Les héros que sont Frodo, ses cousins Merry et Pippin, son jardinier Sam font figure d’exception, par leur ouverture vers l’ailleurs et leur goût pour les histoires du passé.

Presque tous les acteurs de ce romance, mi-épopée mi-roman contemplatif, sont évalués à partir de cette question : que faire face au déchaînement de la violence ? On peut être frappé de voir qu’un peuple apparemment prestigieux, comme les Elfes, est présenté tel l’exemple à ne pas suivre : réfugiés dans des lieux isolés comme Fendeval (Imladris) ou la sublime Lórien, qui ressemblent à des oasis dans un monde en proie à la guerre, ils se cantonnent au rôle de conseillers et de guérisseurs, perdus dans le souvenir de la splendeur passée des jours anciens. Le constat est encore plus amer à propos du mage Saroumane, qui devrait guider l’alliance des peuples libres contre Sauron, mais finit par imiter celui-ci et s’inféoder à lui ; ou au sujet du seigneur Denethor, régent du royaume du Gondor, qui abandonne tout espoir de résister au Seigneur des anneaux et précipite sa propre mort… sans oublier des personnages secondaires tel Gríma Langue de Serpent, conseiller du roi Théoden, qui trahit ce dernier et collabore avec ceux qu’il croit être les futurs vainqueurs de la guerre.

 

Pour autant, le texte n’est pas une injonction à agir sans réfléchir, ni à utiliser la violence. Le cas de Boromir – et le couple antithétique qu’il forme avec son frère Faramir – en est la meilleure illustration. Boromir est un courageux capitaine venu du Gondor, persuadé de pouvoir mettre sa bravoure au service de son pays pour renverser le Seigneur des anneaux, en utilisant ses propres armes contre lui ; mais c’est justement sa trop grande confiance en sa propre valeur qui le piège et entraîne sa mort. Tout aussi courageux, Faramir est cependant circonspect quant à l’utilisation de la force ; il ne part en guerre que pour protéger ce(ux) qu’il aime(nt), comme le rappelle une citation célèbre, tirée du tome 2 : « La guerre est une nécessité, tant qu’il s’agit de défendre nos vies contre un destructeur qui voudrait tout dévorer ; mais je n’aime pas la brillante épée pour son tranchant, ni la flèche pour sa rapidité, ni le guerrier pour ses triomphes. Je n’aime que ce qu’ils défendent : la cité des hommes de Númenor […]. » Dès la fin de la guerre, il se consacre à l’Ithilien, domaine bucolique qui fait écho à la Lórien et au Comté ; Faramir n’est pas sans rappeler Sam à cet égard, et il est justement celui qui voit l’héroïsme du jeune jardinier et de son « maître » Frodo, qu’il libère pour qu’ils puissent reprendre leur voyage et leur quête. 

Sam, le modeste jardinier, personnage en apparence comique, pataud au point de rappeler Sancho Pança, se révèle le parfait contrepoint au héros de plus en plus tragique qu’est Frodo

Ces « charmants Hobbits, insensés [et] sans défense », comme le dit avec humour et affection Gandalf au début de La Fraternité de l’anneau, en particulier Sam, Frodo, Merry et Pippin, sont la preuve que la valeur dépend non du nombre de centimètres, mais de la volonté et de l’altruisme, du souci de la collectivité. Tolkien choisit alors de représenter leur évolution en les faisant grandir, métaphoriquement ou littéralement, au cours de l’aventure, parce qu’ils s’engagent et mettent tout leur cœur au service d’une cause qui consiste à défendre la liberté face à l’oppression. À leur manière, ils rejoignent l’héroïsme d’Aragorn, dont l’armée défie celle du Seigneur des anneaux, sans jamais renoncer à espérer : « Nous arrivons au bord du gouffre, où espoir et désespoir ne font qu’un. Hésiter, c’est tomber », déclare-t-il dans Le Retour du roi. On pourrait évidemment mettre en relation ce courage avec le contexte des deux guerres mondiales auxquelles Tolkien a participé : comme soldat, pendant la Première (il ne réchappe que par miracle à la mort, pendant la bataille de la Somme, où nombre de ses amis sont tués) ; comme observateur engagé pendant la Seconde. On retiendra surtout, ici, que le véritable héros est Sam, plus que Frodo. Le modeste jardinier, personnage en apparence comique au début du récit, pataud au point de rappeler Sancho Pança, se révèle le parfait contrepoint au héros de plus en plus tragique qu’est Frodo : celui-ci est voué à sauver son pays au prix de sa propre place au sein du monde des Hobbits ; moins christique (et moins ennuyeux), Sam est celui qui permet la renaissance du Comté à la fin du récit, qui administre sagement son village tout en cultivant son jardin – sans que jamais les souvenirs de son héroïsme ne disparaissent. Car il est aussi l’un des auteurs du « Livre rouge », contenant les « mémoires de Bilbo et Frodo du Comté, / complétés par les relations de leurs amis et l’érudition des Sages » :

« Ma foi, vous avez presque fini, monsieur Frodo ! s’exclama Sam. Mais vous n’avez pas chômé, il faut dire.

– J’ai bel et bien fini, Sam, dit Frodo. Les dernières pages t’appartiennent. » 

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