« Une allégorie du destin inévitable qui attend toutes les tentatives de vaincre le mal par le pouvoir. » En admettant que l’on peut à bon droit lire ainsi Le Seigneur des anneaux, Tolkien résume bien la leçon critique qui en est communément tirée. Mais lorsqu’il s’agit de savoir si l’œuvre a également un enseignement positif à délivrer sur le pouvoir, la querelle s’ouvre.

À sa parution dans le contexte de la guerre froide, certains critiques virent dans cet affrontement des peuples libres de l’Ouest avec un totalitarisme dévastateur venu de l’Est une charge antisoviétique au parfum réactionnaire. Tolkien eut beau balayer tôt ce type de lecture lourdement allégorique, le reproche de nourrir une nostalgie coupable pour un passé artificiel et rétrograde n’en fit pas moins son chemin jusqu’à nous. De fait, les inclinations politiques de l’homme Tolkien ne font pas mystère. Sa correspondance le montre réservé face à la démocratie moderne, sceptique quant à l’idée de progrès, hostile à l’individualisme, à l’impérialisme, au socialisme (associé à l’obsession planificatrice et étatique). Conservateur de sensibilité (plus que de parti), attaché aux valeurs traditionnelles, Tolkien se dit « monarchiste non-constitutionnel » – songeant par là non à l’absolutisme moderne, mais aux royautés médiévales. Or ces positions ont indéniablement coloré la carte de la Terre du Milieu, dominée par des royaumes féodalisants, hiérarchiques et héréditaires.

Pourtant, loin de célébrer de façon manichéenne un Ouest idéal menacé de l’extérieur, l’écrivain dépeint un monde déjà rongé en son sein par une crise politique profonde. À chaque pas, les Hobbits découvrent une terre parcourue d’espions et de traîtres, les grandes cités naines ruinées par leur cupidité, les Elfes sur le déclin, prêts à se replier au-delà des mers, un Rohan tombé sous influence de l’ennemi… Quant au Gondor, il est privé de roi depuis la chute d’Isildur, mort de n’avoir pas su résister à l’anneau de pouvoir. Les royaumes libres, chez Tolkien, sont bel et bien malades.

S’il est un pays que l’écrivain peint avec une indéniable sympathie, c’est plutôt le Comté. Aux antipodes de l’aristocratisme, les habitants de cette paisible contrée aux mœurs provinciales et agrestes, dénués de toute ambition, ont développé un modèle proche d’un municipalisme démocratique. Indépendants, ils sont à peine administrés par un intendant, le Thain, charge dont le poids politique a décliné avec le temps au profit d’une autorité élective, le maire de Grand’Cave. Car le grief adressé par Tolkien à la démocratie moderne n’est pas d’être démocratique, mais moderne, c’est-à-dire dévoyée par l’État, cette machine anonyme et impersonnelle qui n’a cessé de s’affirmer, depuis les guerres intestines à l’Europe du xvie siècle, en absorbant peu à peu les attributs de toute-puissance jusque-là reconnus à Dieu seul, et en dévitalisant les liens civiques et humains. Étonnant monarchiste qui se disait aussi volontiers « anarchiste » !

Le Comté forme ainsi une petite utopie pouvant aussi bien parler à un certain imaginaire de droite, habité par l’idée d’enracinement et de responsabilité (les puissants devant rester à portée de main des petits), qu’à un certain imaginaire de gauche, attaché à l’autogestion et au convivialisme. Pourtant, là encore, l’écrivain ne manque pas d’en souligner les limites : l’esprit de clocher et l’insouciance face aux violences de l’histoire, qui feront les malheurs du Comté dans les derniers chapitres du roman. Décidément, chez Tolkien, les cités terrestres sont toujours des équilibres précaires, et nul régime, même aimable, ne fait l’objet d’une défense idéologique inconditionnelle.

L’écrivain cherche moins à poser la question de la politique que celle du politique

Mais c’est une objection tout autre qu’idéologique que l’auteur du Trône de fer, G.R.R. Martin, non sans redire sa dette envers Tolkien, souleva dans une interview donnée en 2014 à Rolling Stone : « La philosophie du Seigneur des anneaux était très médiévale : si le roi est un homme bon, le pays prospère. Nous regardons l’histoire réelle, et ce n’est pas si simple. Tolkien peut dire qu’Aragorn est devenu roi et a régné pendant cent ans, et qu’il était sage et bon. Mais il ne répond pas à des questions comme : quelle était sa politique fiscale ? […] Que faisait-il en période d’inondation et de famine ? À la fin de la guerre […], a-t-il mené une politique de génocide systématique [envers les Orcs] et les a-t-il tués ? » Alors, Tolkien manquait-il de ce sens du « réalisme » politique qui fit le succès de l’œuvre de Martin et de tant de productions contemporaines nous entraînant dans les arcanes du pouvoir ?

En réalité, l’écrivain cherche moins à poser la question de la politique que celle du politique, et des raisons de son essoufflement. Et c’est bien sûr à travers le personnage d’Aragorn que se lisent ses intuitions. L’héritier d’Isildur s’oppose en effet à toute une série de contre-modèles disséminés dans l’univers tolkiénien. D’un côté, des figures de dirigeants guerriers habités par la soif de grandeur (Fingolfin, Beorhtnoth) ou de vengeance (Feänor), qui permettent à Tolkien, comme l’a montré Vincent Ferré, de critiquer l’image du prince issu du cycle arthurien qui l’inspire tant. De l’autre, des figures marquées par des tentations politiques plus modernes, dont Saroumane est le parangon.

Saroumane incarne en effet les tentations technocratique et utilitariste. Technocratique car, dévoilant sa traîtrise à Gandalf, il prétend agir pour le bien, que « seuls les Sages peuvent voir ». Isolé dans sa tour non d’ivoire mais de pierre noire inaltérable, Orthanc, il croit tirer de sa seule intelligence les solutions aux problèmes du monde, et soumet toute chose à la technique – la nature, mais aussi la politique, affaire de spécialiste. En utilitariste, il opère ses calculs au nom de son noble but ultime : pensant embrasser du regard la totalité du grand jeu géopolitique, il constate le déséquilibre des forces et passe à l’ennemi non par conviction mais par intérêt, avec l’idée seconde, machiavélique, de le doubler. Suivant une morale conséquentialiste, il emploie à ses fins les moyens les plus efficaces, soit ceux de l’ennemi : mensonges, menaces, violences… Saroumane succombe ainsi, par fascination pour la force, à la contagion mimétique.

Aragorn restaure au cœur de la cité des hommes deux idées longtemps au fondement du politique : l’amitié et la culture des vertus

Aragorn s’oppose point par point à ces fautes. Il conjure l’orgueil des grands rois passés par l’humilité de ses débuts et par sa conception du pouvoir comme service, et oppose au fantasme de maîtrise du monde un désir de maîtrise de soi. S’il ne désespère pas, c’est qu’il détourne son regard de l’ennemi pour se concentrer sur son devoir intérieur. Il dévoile ainsi que diriger n’est pas d’abord une technique, mais un art moral soutenu par les vertus cardinales de prudence, de tempérance, de courage et de justice. En accordant son pardon à l’Armée des morts, ces hommes maudits pour avoir trahi leur serment, Aragorn roi réconcilie les vivants et les défunts, le présent et le passé, sans chercher à nier ou maquiller les fautes qui entachent l’histoire. Et, à l’opposé de Denethor – l’Intendant du Gondor, qui méprise l’avis de qui n’a pas un sang aussi noble que le sien –, il cultive les liens avec les plus petits, désignant même comme conseillers royaux Sam, Merry et Pippin – qui n’ont rien d’experts. Il restaure ainsi, au cœur de la cité des hommes, deux idées tombées en désuétude et pourtant longtemps au fondement de la pensée politique : l’amitié et la culture des vertus. Tolkien anticipe ainsi intuitivement leur redécouverte par la philosophie contemporaine qui, d’Hannah Arendt à Alasdair MacIntyre, en passant par Simone Weil, Martha Nussbaum, les postlibéraux anglo-saxons ou les penseurs de l’écologie, trouvent en ces idées, à travers Aristote, une ressource pour renouveler le politique.

Au fond, si « le pays prospère », c’est moins parce que, personnellement, « le roi est un homme bon » – pour reprendre les mots de Martin –, que parce qu’il parvient à restaurer le politique sur des fondements sains. De retour sur le trône, l’un des premiers gestes d’Aragorn est de replanter l’arbre blanc du Gondor, ce lointain surgeon des grands arbres offerts aux Elfes par les Valars. Signe de la renaissance de sa lignée, c’est aussi le symbole du retour du sens du sacré dans un pays d’où tout culte et lieu saint avaient disparu. L’influence du catholicisme de Tolkien est ici patente : pour lui, le politique, en rompant avec le religieux à l’ère moderne (et non simplement en s’en distinguant), s’est affranchi de toute extériorité limitante et a pu dès lors verser dans l’hubris de la maîtrise de la nature et des hommes. Mais Tolkien n’oppose pas à cela une réaffirmation religieuse dogmatique : il retient au contraire un symbole ouvert, l’arbre, point de jonction du ciel et de la terre, capable d’évoquer pour tous, par-delà les croyances propres, l’expérience commune de la gratitude face au monde reçu.

L’œuvre de Tolkien, loin d’être passéiste, retrouve ainsi, dans un détour critique par le passé et l’imaginaire, des ressources pour conjurer les périls du présent. Lors d’une réception organisée en 1958 en son honneur aux Pays-Bas, l’écrivain observait : « Je regarde à l’est, à l’ouest, au nord, au sud et je ne vois pas Sauron. Mais je vois que Saroumane a de nombreux descendants. Nous, les Hobbits, n’avons contre eux aucune arme magique. Pourtant, mes doux Hobbits, je vous porte ce toast : Aux Hobbits. Puissent-ils survivre aux Saroumane et revoir le printemps dans les arbres. » 

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