Il reste peu de frontières sur notre planète. Mais la plus sauvage d’entre elles et la moins bien comprise se trouve sans doute dans les océans du monde : trop vastes pour être contrôlées et ne relevant d’aucune autorité internationale claire, ces immenses et dangereuses masses d’eaux sont le théâtre d’une criminalité rampante et d’une exploitation qui concerne tant la vie sous-marine que les hommes qui travaillent sur les bateaux à la surface.

Il suffit de penser aux dangers auxquels sont confrontées les dizaines de millions de personnes qui travaillent à bord de l’un des milliers de bateaux de pêche illégaux en haute mer. Au moins un navire coule tous les trois jours dans le monde. Les forces de sécurité privées opérant en mer représentent un marché de 20 milliards de dollars, et lorsque ces mercenaires tuent, les gouvernements réagissent rarement, car aucun pays n’est compétent dans ces eaux internationales. Mais ce qui dépasse toutes les frontières, ce sont les menaces environnementales croissantes imposées par l’homme.

L’urgence de cette crise est réelle. Agissant en toute impunité en haute mer, les flottes espagnole, chinoise, sud-coréenne, taïwanaise ou d’autres pays encore sont au cœur d’un commerce illicite de produits de la mer dont le chiffre d’affaires annuel est estimé à 160 milliards de dollars. Le commerce illégal du poisson s’est développé au cours de la dernière décennie grâce à l’amélioration des technologies – radars plus puissants, filets plus grands, navires plus rapides – qui a permis aux navires de pêche de piller les océans avec une efficacité remarquable.

Les récits tirés de ces profondeurs ont nourri « La Jungle des océans », une série d’articles pour le New York Times suivie d’un livre du même titre (Payot, 2019, pour la traduction française) pour lesquels j’ai passé plus de cinq ans à mener des reportages sur tous les continents et tous les océans. Mes enquêtes ont révélé au grand jour la réalité troublante d’un monde flottant qui nous relie tous, un lieu où n’importe qui peut faire n’importe quoi parce que personne n’est là pour surveiller. Malgré sa beauté à couper le souffle, l’océan est aussi un lieu dystopique, qui abrite de sombres inhumanités.

J’ai embarqué sur un senneur thaïlandais infesté de cafards, avec quarante jeunes Cambodgiens victimes de la traite

J’ai rencontré un migrant cambodgien qui avait été enchaîné par le cou sur un chalutier pêchant du poisson destiné aux étals américains. Captif en mer depuis trois ans, cet homme était un exemple bien trop commun d’un problème plus large connu sous le nom d’« esclavage en mer », qui prend au piège des dizaines de milliers d’hommes et de garçons sur des bateaux de pêche, chaque année dans le monde.

Dans le cas de la Thaïlande, où ces abus sont fréquents, des hommes ou des garçons originaires de pays voisins comme le Laos, le Cambodge ou le Myanmar se voient souvent proposer un emploi dans la construction ou dans un autre secteur lucratif par un trafiquant d’êtres humains. Ce dernier explique généralement au travailleur potentiel qu’il peut l’aider à entrer dans le pays et que la dette contractée lors du passage sera réglée plus tard. Mais le travailleur découvre rapidement qu’il n’est pas destiné à un emploi dans le secteur de la construction, et qu’il va travailler sur un bateau de pêche. Lorsqu’il arrive au port, la dette qu’il a contractée est utilisée pour le vendre au capitaine du bateau de pêche. Parfois, ces garçons et ces hommes sont maintenus en captivité en mer pendant plusieurs années avant de s’échapper ou d’être libérés.

Au large des côtes sud-africaines, j’ai suivi un clandestin tanzanien qui avait été découvert en mer par hasard par l’équipage sidéré d’un bateau de pêche. Abandonné sur un canot de fortune, il avait été laissé pour mort au milieu de l’océan, à des centaines de kilomètres de toute terre, alors qu’une tempête approchait. Ce sinistre phénomène, connu sous le nom de « rafting », est devenu un moyen trop courant de se débarrasser des migrants et des clandestins, en particulier à la suite des nouvelles règles imposées après le 11-Septembre et des récentes politiques anti-immigration, qui ont alourdi les sanctions pour les capitaines qui arrivent au port avec des invités imprévus à bord.

Pour un autre de mes reportages, j’ai embarqué sur un senneur thaïlandais infesté de cafards, où quarante jeunes Cambodgiens victimes de la traite travaillaient vingt heures par jour, pieds nus, qu’il pleuve ou qu’il vente, sur un pont glissant, à deux doigts de la catastrophe. La première nuit, j’ai essayé de dormir à même le sol, comme le font la plupart des gens. J’ai été rapidement réveillé par des rats qui grimpaient sur mes jambes, tandis que des dizaines d’autres grouillaient autour de moi et du reste de l’équipage. La pêche au long cours n’est pas seulement la profession la plus dangereuse au monde, c’est aussi, dans de nombreux endroits, la plus horrible.

Les navires changent souvent de nom, d’indicatif ou de pavillon pour éviter d’être repérés.

Dans l’Atlantique Sud, j’ai participé à la plus longue chasse de l’histoire nautique pour faire respecter le droit. Un groupe d’autodéfense appelé Sea Shepherd tentait ce qu’aucun gouvernement n’avait voulu faire. Ces militants essayaient d’arrêter un navire qui, pendant près d’une décennie, avait pêché illégalement et sans entrave dans les eaux de l’Antarctique, pour un bénéfice de plus de 76 millions de dollars. Et bien qu’Interpol ait émis pour ce navire illégal une « Notice mauve » – en gros, une liste pour pouvoir mener des arrestations à vue –, aucun de ceux qui disposaient de l’autorité ou de la responsabilité pour agir n’avait levé le petit doigt.

En fin de compte, ce royaume marin, qui couvre les deux tiers du globe, abrite une collection d’acteurs extralégaux : des trafiquants aux contrebandiers, des pirates aux mercenaires, des voleurs d’épaves aux agents de recouvrement, des braconniers les plus insaisissables aux défenseurs de l’environnement, des responsables de marées noires aux esclaves enchaînés ou aux passagers clandestins. Beaucoup de ces acteurs prospèrent en l’absence de toute gouvernance. Et, surtout, la plupart des problèmes les plus cruciaux auxquels ils s’attaquent ou qu’ils créent mêlent les droits de l’homme et les atteintes à l’environnement.

Nous sommes tous les bénéficiaires de l’anarchie qui règne en haute mer.

Combattre ces problèmes est complexe. La plupart des activités de pêche commerciale se déroulent au large, hors de la vue et de la portée des autorités. Les navires changent souvent de nom, d’indicatif ou de pavillon pour éviter d’être repérés. L’économie mondiale s’est également habituée à des chaînes d’approvisionnement enchevêtrées et alambiquées dans lesquelles il est très difficile, voire impossible (peut-être à dessein), de déterminer si du travail forcé est utilisé pour transporter des marchandises à travers l’océan ou pour pêcher le poisson qui se retrouve dans nos assiettes. La mondialisation a permis aux entreprises de s’appuyer sur des chaînes d’approvisionnement plus internationales et plus emmêlées afin de bénéficier d’ingrédients et d’une main-d’œuvre bon marché. Il en découle des économies pour les consommateurs, mais, si nous sommes honnêtes, nous devons aussi reconnaître les abus qui rendent possibles ces prix plus bas, qu’il s’agisse de l’absence de rémunération des travailleurs ou d’une politique assumée de pêche non durable qui est vouée à provoquer l’effondrement des stocks.

Nous sommes tous les bénéficiaires de l’anarchie qui règne en haute mer, où 90 % de tous les produits que nous consommons sont acheminés par bateau et où les circuits commerciaux ne sont généralement pas inquiétés par les gouvernements ni, par conséquent, par les règles. Nous avons accès à des produits incroyablement bon marché qui arrivent dans nos rayons avec une rapidité prodigieuse. Nous sommes profondément dépendants des océans : 50 % de notre oxygène en provient, et, dans certaines communautés côtières d’Afrique et d’Asie, 70 % des protéines consommées sont tirées de la mer. Et tous les crimes observés, qu’il s’agisse de violations des droits de l’homme ou de crimes contre l’environnement, découlent d’un problème central, à savoir l’absence de gouvernance en mer, en particulier en haute mer.

Dans ce royaume, hélas hors de notre vue et de nos pensées, des solutions existent aux problèmes les plus épineux.

Il y a trois raisons qui permettent aux comportements criminels de survenir sur les flots de manière routinière et impunie : trop peu de règles, un manque de maintien de l’ordre et une prise de conscience insuffisante de ce qui s’y passe. Tous ces problèmes ont aussi pour point commun de se produire avec une certaine complicité tacite de la part de nous tous qui vivons à terre.

Il se peut que les produits de la mer fassent enfin l’objet d’une prise de conscience, à l’image de ce qui a pu arriver par le passé avec les diamants de sang, les vêtements fabriqués dans les ateliers de misère ou les dauphins victimes de la pêche au thon. Il se peut qu’entreprises et consommateurs se disent prêts à accepter des prix plus élevés pour des produits à la traçabilité réelle, depuis l’appât jusqu’à l’assiette. Certes, la mer est si éloignée des inspecteurs et des regards attentifs qu’il sera difficile pour les entreprises de mieux suivre leurs produits et de prouver publiquement qu’il n’y a aucun abus intégré à leur processus de production. Mais si la volonté est là, stimulée par la demande des consommateurs, les entreprises et les gouvernements peuvent atteindre ce niveau de responsabilité et de transparence.

Si les pays voulaient vraiment lutter contre les violations des droits de l’homme, ou les atteintes au travail et à l’environnement en mer, ils renforceraient les protections juridiques, les patrouilles en mer et, surtout, les inspections lorsque les navires accostent. Plus largement, il est urgent d’établir davantage de règles, d’appliquer celles qui existent de manière plus proactive et de sensibiliser davantage à ce qui se passe au large. Il serait également dommage d’ignorer la manière dont les atteintes à l’environnement contribuent à des violations des droits de l’homme et des droits des travailleurs, ou en découlent. Lorsque l’on envisage des solutions, il paraît nécessaire de prendre en compte non seulement les poissons, mais aussi les pêcheurs. À quoi bon faire avancer des réponses politiques qui permettraient de garantir qu’un poisson n’a pas été pêché à l’aide d’engins illégaux ou qu’il n’a pas été tiré d’une eau prohibée, sans s’assurer que les personnes qui l’ont capturé ne sont pas des esclaves de la mer ?

Dans ce royaume, hélas hors de notre vue et de nos pensées, des solutions existent aux problèmes les plus épineux, en particulier la pêche illégale et la traite des êtres humains. Ce qui fait défaut, le plus souvent, c’est bien la volonté politique et sociétale de s’attaquer à ces problèmes dès maintenant. 

© 2024 The Outlaw Ocean Project 

Traduction de JULIEN BISSON 

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