J’avais huit ans lorsque j’ai pêché ma première truite dans une rivière qui passait devant chez moi, à Dingle, la pointe la plus au sud-ouest de l’Irlande. J’ai été mordu au moins autant qu’elle car j’ai continué à pêcher. À partir de mes 15 ans, j’ai commencé à travailler à mi-temps dans une boucherie-poissonnerie. Je passais le reste de mon temps en mer avec un vieux poète et pêcheur gaélique, Domhnall Mac Síthigh, mort en mer depuis.

Ensuite, je suis parti faire une école de pêche avant d’embarquer sur des navires. Le premier était long de 21 mètres et utilisait le filet à merlu l’été, et le chalut à bœuf – c’est-à-dire traîné par deux bateaux – pour le hareng l’hiver. Le poisson n’était pas très bien payé, on était à la recherche de volume et pas de qualité. Un navire pouvait pêcher jusqu’à 60 tonnes de poisson par jour. Pour ne pas perdre de temps, on pompait le poisson, qu’on déversait dans des grandes remorques avant qu’il soit, le plus souvent, transformé en farine animale pour nourrir les saumons. Jusqu’à mes 20 ans, j’ai alterné entre la pêche l’hiver sur des gros engins pouvant atteindre 34 mètres de long et la pêche du saumon sur un bateau de 9 mètres de long l’été. J’ai su très jeune que je voulais faire de la pêche à la ligne et au casier, deux techniques qui impactent peu l’environnement. Mais pour me permettre d’acheter mon propre bateau, il fallait gagner de l’argent, alors j’ai embarqué sur un fileyeur français.

« On passait plus de temps à faire de la manutention qu’à pêcher. »

Cela m’a vite lassé. C’était très répétitif, on passait plus de temps à faire de la manutention qu’à pêcher : on travaillait à la chaîne à sortir les poissons des filets, ranger les filets, vider les poissons… On partait en mer de 2 heures du matin à 17 heures, pendant parfois dix jours d’affilée. La pêche, ça ne devrait pas être comme ça. 

Arrivé en France en 2009, après quelque temps à travailler à terre près de Brest, j’ai repris la mer à bord d’un petit caseyeur, un bateau avec lequel on pêche au casier. Ça me plaisait bien. J’ai passé mon brevet de capitaine en 2015 et je me suis mis à mon compte l’année suivante. 

J’ai aujourd’hui deux bateaux. Le premier, long de 6,98 mètres, est l’un des plus petits ligneurs de Bretagne. Je l’ai baptisé Solas, ce qui, en gaélique, signifie « espoir ». J’y pêche à la ligne le lieu jaune, le bar et le pagre, principalement. C’est le lieu jaune qui fait la plus grosse part de mes revenus, et c’est un poisson auquel je suis attaché : tout petit, en Irlande, j’embarquais ma canne sur mon vélo pour aller le pêcher. Mais l’an dernier, les quotas pour cette espèce ont drastiquement diminué, alors j’ai mis toutes mes économies dans un deuxième bateau de près de 10 mètres, le Setanta, du nom d’une légende irlandaise. Celui-ci me permet de pratiquer d’autres techniques de pêche, comme la drague, qui utilise des structures rigides tirées sur le fond marin pour récolter, entre autres, les coquilles Saint-Jacques dans la rade de Brest. La coquille permet à beaucoup d’entre nous de joindre les deux bouts l’hiver. Je pose aussi des filets à rougets, que je ne laisse jamais plus d’une quarantaine de minutes pour que les poissons restent vivants et frais. Mais ce que je préfère, c’est la pêche à la ligne de traîne. C’est une pratique très active, je suis en mouvement permanent, je frôle les têtes de roche, je joue avec les cailloux, je remonte, je redescends, je contourne… Je bouge comme un prédateur. Avec mon tout petit bateau, j’ai l’impression de me fondre dans la masse.

« Cela fait vingt ans que j’observe les variations météorologiques. »

Sur une année, je prélève environ 10 tonnes de produits de la mer, toutes espèces confondues, ce qui est assez peu comparé aux 60 tonnes par jour des gros navires sur lesquels j’ai commencé. Aujourd’hui, les énormes chalutiers hollandais prennent beaucoup plus que ça, monnayant les quotas de pêche et accaparant des espèces, comme les poissons fourrage qui nourrissent celles que l’on pêche, nous, pêcheurs côtiers. Mais attention à ne pas tout simplifier. Les petits pêcheurs ne sont pas les « gentils », opposés aux vilains gros navires. Si l’on remplaçait les gros par des petits bateaux, la bande côtière serait encore plus exploitée, ce qui ne serait pas viable, car nous sommes déjà très nombreux. Nous avons besoin d’une flottille complète : une petite pêche, qui travaille près de la côte, une moyenne pêche et une pêche qui va plus au large. 

Je valorise bien mon poisson en le vendant à la criée, à des restaurants étoilés ou bien à Poiscaille, une société parisienne qui commercialise du poisson issu de la pêche durable en circuit court et garantit un prix élevé aux pêcheurs. Le prix des espèces de poisson varie en fonction des saisons : ça peut être 5 euros le kilo au mois de février et 20 au mois d’août. Il m’arrive de ne pas sortir pendant un mois, puis d’enchaîner les journées en mer ou de faire des sorties courtes. Il est interdit de passer plus de vingt-quatre heures en mer, mais je ne dépasse généralement pas les vingt heures. Au-delà, tout seul, ça devient compliqué. Je fais plutôt quatorze heures de mer, puis quatre heures de livraison et de nettoyage de bateau.

Depuis le large, cela fait vingt ans que j’observe les variations météorologiques. Il est rare, aux endroits où je pêche, que le vent baisse et que la mer soit calme. Nous n’avons aucune stabilité, la météo est très difficile à lire, on ne peut plus vraiment prévoir. Certaines espèces se sont raréfiées, aussi, ou ont migré vers des eaux plus froides, comme les cabillauds de Normandie. Les parasites se sont multipliés, notamment les anisakis qui contaminent les lieus jaunes et les merlus. Le réchauffement climatique ainsi que l’augmentation de la population des phoques, qui propagent ce parasite à travers leurs excréments, en sont responsables. On ne nous écoute pas beaucoup, nous, pêcheurs, mais c’est ce que nous observons.  

Conversation avec EMMA FLACARD

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