Pourquoi sommes-nous fascinés par le Sahara, génération après génération ?

Le Sahara, c’est l’immense tache blanche de la conscience occidentale. Terre inconnue, mais aussi surface de projection pour nos imaginaires. La question est de savoir si ce qui est projeté sur cet écran, cet espace laissé vacant à la surface du monde, est la même chose à chaque époque.

Vous avez dirigé le monumental Livre des déserts de la collection « Bouquins », sorti en 2006. D’où vous vient cette passion ?

D’une histoire très personnelle. J’ai sept ou huit ans, je vis dans le Haut-Jura, très loin du Sahara, et mon grand-père, un vieux monsieur à la toute fin de sa vie, me dit un jour qu’il va me révéler le trésor du capitaine. Il pose sur la table de la salle à manger une caisse en bois vermoulu, qui comporte d’innombrables petites boîtes noires. J’ai d’abord pensé à des petits cercueils ! Elles contenaient des photographies sur plaques de verre prises dans le Sud algérien par mon arrière-grand-oncle. L’histoire de cet homme mort en 1900, à 33 ans, d’une balle perdue du côté de Timimoun, a marqué ma vie ; d’autant qu’elle m’a été transmise dans l’enfance lors de cette « scène originelle ». Officier d’extraction modeste devenu responsable de la mission topographique de l’armée française, il était chargé d’établir des cartes destinées à poursuivre les « missions de pacification » du Sud algérien.

Assez rapidement, cet homme va poser son fusil. Passionné par la photographie naissante, il s’achète l’un des premiers modèles de Vérascope, appareil binoculaire qui permet de réaliser sur des plaques de verre des vues en stéréoscopie avec une profondeur de champ extraordinaire. Il photographie d’abord les Haratins, descendants d’esclaves noirs amenés des régions subsahariennes, qui entretiennent les foggaras – canaux d’irrigation –, puis les enfants, les femmes et enfin les guerriers. Ceux qu’il est censé combattre font l’objet d’une contemplation extatique, avec cet appareil à visée verticale qui le place dans une position d’humilité puisqu’il regarde de haut en bas, sur son minuscule viseur, comme s’il tenait un coran ou un missel. Entre ses mains de photographe, le désert devient désir, et ce désir le conduit, au moins en son for intérieur, à la désertion. La mission civilisatrice que la République assigne à l’armée française lui paraît une hérésie. Il rédige un rapport sur la tribu des Châamba qui vivent au nord du Sahara, dans la région de Ghardaïa, qu’il conclut en disant : nous ferions mieux de les laisser en paix. J’imagine qu’au ministère de la Défense, il n’a pas été très bien noté…

Au fond, que cherchaient les Occidentaux dans le désert du Sahara ?

C’est l’époque où l’on construit des trains partout, et l’on commence à rêver d’une ligne qui relierait Alger à Tombouctou. Certains imaginent même un train qui traverserait toute l’Afrique jusqu’au cap de Bonne-Espérance ! L’idée était de traverser le Sahara avec un certain degré de sécurité et de confort pour atteindre les richesses de l’Afrique noire. Mon ancêtre était absolument persuadé que le chemin de fer mettrait Paris à trois ou quatre jours des tropiques. Il écrit à son frère, fromager à Seyssel, dans l’Ain : un jour tu viendras m’apporter du vin, des œufs et du fromage à Timimoun, sur le bord du Grand Erg occidental ! 

Mais le chemin de fer est un rêve par défaut. Précédemment, les Occidentaux ont nourri d’autres chimères, bien plus audacieuses et folles. Constatant la présence en plein Sahara de coquillages et de fossiles de poissons, ils pensent que si la mer s’est retirée, elle peut revenir. Il suffirait pour cela de percer de gigantesques canaux de part et d’autre du Sahara pour faire s’engouffrer la Méditerranée d’un côté, l’océan Atlantique de l’autre. La « Mer saharienne », c’était son nom, permettrait d’aller chercher ces richesses de l’Afrique noire. Des Britanniques ont entrepris des travaux du côté d’Essaouira (à l’époque Mogador), vite interrompus par le sultan du Maroc. Dans les années 1870, des Français imaginent percer des canaux à partir du golfe de Gabès, en Tunisie, pour faire entrer l’eau de la Méditerranée dans les régions du Sahara que l’on croit situées sous le niveau de la mer. On demande à Ferdinand de Lesseps d’être le futur pharaon saharien. Il se rend sur place, vérifie les données altimétriques : là où l’on pensait être 40 mètres en dessous du niveau de la mer, il découvre qu’on est 40 mètres au-dessus ! Le projet est ensablé, mais il a hanté les Occidentaux jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Le dernier homme politique français à avoir eu sur son bureau un projet délirant de mer saharienne, c’est le maréchal Pétain.

Et quelle est la place du Sahara dans l’imaginaire du monde arabe ?

On a toujours l’impression que ce sont les Occidentaux qui ont réalisé l’inventaire du monde, qu’ils ont instruit sa faune, sa flore, décrit la vie des peuples nomades, et que ce sont eux, encore, qui ont à réfléchir, aujourd’hui, à la lutte contre la désertification. Or, l’histoire abonde en grands voyageurs arabes comme Ibn Battûta, Léon l’Africain, Al-Idrîsî et bien d’autres, qui nous éclairent sur le monde saharien depuis le Moyen Âge. Notre vision du Sahara est dramatiquement autocentrée.

Nous avons quand même abandonné l’idée d’apporter la civilisation et le christianisme aux hommes du désert ! Quelle est la perspective aujourd’hui ?

Aujourd’hui l’idéologie du progrès est mise à mal. Nous vivons dans un monde qui est saturé de bruits, d’images, de signes. Habitants de territoires voués aux brumes automnales et aux printemps gorgés de sève, nous aspirons à la nudité des grands espaces arides. Probablement aussi, dans la crise de valeurs que nous traversons, cherchons-nous à trouver dans le désert une vérité pour réenchanter l’espace et le temps. Dormir dans les dunes, toucher le sable, regarder la voûte céleste loin de toute lueur venant d’une ville ; sentir ce contact immédiat avec la terre, la roche, le sable, sans la médiation de l’habitat, du couvert végétal ; coucher sur l’écorce de la terre pour retrouver quelque chose à la fois d’archaïque et de neuf. Les déserts sont les seuls endroits au monde où rien n’est déglingué, puisqu’il n’y a rien d’autre que cette terre à nu. Là, nous sommes face à des splendeurs géologiques à ciel ouvert. Il suffit de se baisser pour découvrir des fossiles, des pierres taillées, des tessons de poterie, des coquilles d’œuf d’autruche fossilisés… Les dunes se déplacent constamment, et ce qui était enfoui depuis des milliers d’années peut se trouver soudain dégagé. J’ai eu la chance de tomber dans le désert du Ténéré sur un silex biface magnifique, complètement poli d’un côté par le sable et portant de l’autre côté les encoches qui avaient été taillées de façon à former une prise pour quatre doigts. Un magnifique outil de deux kilos que j’ai reposé là où je l’avais trouvé – mais il a fini dans le sac d’un chamelier qui l’a revendu quelques jours plus tard sur le marché d’Agadez, sans doute pour une bouchée de pain !

Que signifie le Sahara pour les humains du xxie siècle ?  

Il n’y a pas une réponse à cette question, mais de multiples réponses. Pour les hommes de l’Afrique subsaharienne, c’est une mer de sable périlleuse à traverser pour venir jusqu’à nous. Pour d’autres, le Sahara est devenu une immense zone de non-droit, où trafics, conflits, rébellions, terrorisme, exactions tribales, prédations économiques se développent dans une relative impunité, confisquant des pans entiers du terrain de jeu des Occidentaux. Pour nous, Européens nourris d’histoires sahariennes écrites aux portes de la légende, ces terres inhospitalières offrent l’espoir d’un retour à la splendeur native du monde. Le Sahara, grand sablier de notre imaginaire, porte l’espoir du recommencement. Face à l’effondrement de la biodiversité des régions tempérées, nous découvrons l’étonnante vitalité des milieux désertiques et la façon dont les plantes, les animaux et les hommes sont parvenus à s’adapter par des stratégies de survie étonnantes. Il y a là quelque chose qui nous fait espérer un avenir pour le vivant, en dépit des irradiations les plus terribles. De sorte que le lieu qui semble porter l’image du chaos originel nous renvoie à la possibilité pour l’humanité de poursuivre sa route. Dans la main du temps, le désert contient le début et la fin du monde. Quand vous vous réveillez, même vos propres traces se sont effacées dans la nuit. Le voyageur a le sentiment d’être le premier homme, ou le dernier ! C’est ce qu’essaient de nous vendre les agences de voyages, les organisateurs d’aventures sportives, la télévision, comme si toute marche dans le Sahara s’apparentait à l’exploration d’un sol foulé pour la première fois, situé très loin des civilisations… Alors qu’en lisant Hérodote, les voyageurs arabes, les fous du désert qui ont tenté des aventures solitaires, nous découvrons toute une sédimentation d’êtres qui se sont engagés au fil des siècles dans ces traversées périlleuses.

Faut-il traiter par la dérision cet appel du Sahara ?

Non, car on part au Sahara pour se retrouver soi-même. L’unité qui se délite dans nos vies se recrée dans le désert. Les trois monothéismes de l’histoire sont nés dans le désert : le nu appelle le Un… Le Sahara excite aussi la curiosité et le goût du savoir des hommes. Milieu à la diversité restreinte, il nous ramène à un état antique de la connaissance dans lequel un même homme pouvait être à la fois philosophe, astronome, mathématicien, poète, théologien… Les gens qui parcourent le Sahara sont souvent habités par ce désir-là. C’est un espace sans frontières. Les lignes tracées au cordeau qui résultent de la colonisation et séparent les dix pays du Sahara n’ont aucun sens. Cette absence de présence physique de la frontière est également vraie dans le domaine du savoir. S’intéresser à la littérature, à la poésie, à la chanson des Touaregs, c’est aussi forcément mettre un pied dans la théologie, dans la cosmogonie, étudier la faune, la flore, l’histoire colportée par les griots – tout ce qui, en Europe, serait segmenté, séparé, désuni. Au fond, le Sahara fonctionne comme un puissant révélateur des préoccupations essentielles des êtres, des peuples et des civilisations. La nuit dans le désert, la méharée familiale, l’aventure des limites n’ont d’autre but que de nous réaccorder à la bonne santé du monde. 

 

Propos recueillis par SOPHIE GHERARDI

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