La violence symbolique de l’attente
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Les spécialistes et observateurs l’avaient prévu et désigné sous le terme évocateur de « Parcourscrash ». Le 22 mai 2018, la plateforme électronique Parcoursup, configurée pour permettre la mise en concurrence des universités, laisserait en marge du système les lycéens les plus fragiles, ou ceux scolarisés dans des lycées moins réputés. Le résultat fut encore plus terrible que les pronostics : 400 000 des 812 000 lycéens aspirant à entrer dans l’enseignement supérieur se trouvaient en attente au premier jour des résultats. Le 5 juin, quinze jours après cette première annonce, ce chiffre s’élevait encore, selon les statistiques du ministère de l’Enseignement supérieur, à 208 644 élèves, soit environ 25 % du nombre initial de candidats. Car la loi Orientation et réussite des étudiants (ORE) promulguée le 8 mars 2018 n’a pas seulement contribué à instaurer la sélection à l’université, elle a également fait de l’attente une figure imposée de l’accès à l’enseignement supérieur, par le biais d’un véritable jeu de chaises musicales où chacun doit attendre patiemment qu’un autre veuille bien lui céder sa place.
Passer du statut de lycéen à celui d’étudiant revient souvent à une question de temporalité. D’un côté, la multiplication des examens, des examens de préparation (le fameux « bac blanc ») contraint le temps de l’élève de terminale qui doit, en parallèle, respecter les délais de candidature pour chacune des filières envisagées. Cette course d’obstacles contribue à ce que Pierre Bourdieu et des sociologues des classes préparatoires aux grandes écoles comme Muriel Darmon nomment « l’encadrement symbolique ». L’urgence suscitée par la multiplication des impératifs temporels contraint ainsi les élèves, ce qui a des effets sur leur apprentissage et leur adhésion aux normes scolaires.
Les sociologues de l’éducation s’intéressent peu à l’attente en elle-même. Il existe bien sûr des listes d’attente dans la plupart des « grands » concours. Mais parce que celle-ci fonctionne comme une frontière symbolique entre « le dernier admis » et le « premier recalé », elle laisse ces candidats « ni tout à fait admis, ni tout à fait recalés », dans ce qu’on pourrait appeler des limbes, un impensé technocratique.
Et ce sont ces limbes que le système Parcoursup met en exergue : être « en attente » devient le marqueur d’une condition scolaire précaire désormais considérée comme « normale ». Car ce statut n’est pas ici le produit d’un dysfonctionnement institutionnel, mais bel et bien d’une volonté de créer une nouvelle catégorie administrative à part entière, entre le « oui » et le « non ».
Être en attente revient ainsi à faire l’expérience, à 17 ou 18 ans, d’une position où même les bonnes notes n’assurent qu’une prise limitée sur l’avenir, lequel est laissé au fonctionnement d’un système qui impose son rythme propre. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Michel Foucault faisait de l’emploi du temps une technologie politique très efficace pour garantir le contrôle des individus. L’attente s’impose comme le pivot d’une condition politique, celle de la passivité, de la docilité, créée par l’incertitude. L’attente contraint ainsi l’élève à se plier à une série d’opérations déterminées, qui ne relève pas de sa volonté : vérifier chaque matin si l’on a reçu la proposition espérée, valider ou invalider les propositions restantes. Il faut aussi répondre aux questionnements des parents, des enseignants et aux siennes propres. « L’attente est devenue une honte, une insulte dans mon lycée », titrait récemment un quotidien du soir. Lorsque qu’être « en attente » s’accompagne d’un chiffre qui objective une position sur une liste (« Je suis 3000e sur la liste d’attente pour entrer en licence de droit à Lyon 3 »), cela revient à faire l’expérience de l’humiliation, d’autant plus lorsque l’on vit dans des sociétés connectées, qui se caractérisent souvent par la contraction du temps et l’immédiateté des échanges.
La sociologie des usages du temps nous confirme que la capacité à maîtriser son temps est inégalement distribuée selon les catégories sociales. D’un côté, il y a ceux qui y parviennent, qui « sanctuarisent » les espaces dédiés à la famille et aux loisirs. De l’autre, il y a les plus précaires (qui ne sont pas nécessairement les plus démunis d’un point de vue économique), qui se voient imposer l’emploi et les usages de leur temps, selon les variations du temps de travail. Le recours à une femme de ménage dans les foyers plus aisés est d’ailleurs un bon exemple pour saisir combien les différents usages du temps peuvent être vecteurs d’inégalité sociale : en achetant le temps des autres, on s’octroie le droit de posséder son temps avant qu’il ne nous possède. Pour citer à nouveau Pierre Bourdieu dans les Méditations pascaliennes, « l’attente est une des manières privilégiées d’éprouver le pouvoir ».
Faut-il alors voir dans Parcoursup une forme d’apprentissage par l’élève de sa future condition de salarié, dans un contexte d’augmentation de la flexibilité sur le marché du travail ? Si des enquêtes sociologiques seront nécessaires pour comprendre les effets à long terme de cette attente dans la trajectoire professionnelle de ces lycéens, on peut d’ores et déjà convenir que l’incertitude créée par -Parcoursup fait écho à la précarité du travailleur, dans un monde où le nombre de contrats à temps partiel et à durée déterminée explose.
Mais Parcoursup ne se limite pas à dessiner une condition scolaire précaire. Elle fait du camarade, du voisin de palier, de chambrée, de tablée, le responsable de sa propre attente. Ce que la plateforme met en scène, c’est que le choix des « premiers de cordées » – qui se trouvent dans cette situation pour des raisons scolaires liées à la qualité de leur dossier ou simplement par le jeu de la procédure – s’effectue sous les yeux des autres. Ce qu’il y a d’odieux dans cette attente, ce n’est donc pas seulement qu’elle incite l’élève à penser l’institution scolaire comme toute-puissante, c’est qu’elle fait reposer sur les épaules des lycéens la responsabilité de leur propre réussite ou de leur échec, mais aussi de celui des autres.
La figure de l’attente est plus volontiers associée à la littérature qu’à l’univers scolaire. Dans son roman Une passion simple, Annie Ernaux décrit les souffrances interminables d’une femme qui attend la venue prochaine, imprévisible, de son amant voyageur. L’expérience de l’attente amoureuse, même érotisée, est ici indivisible de la solitude et de la soumission, car les hésitations et les va-et-vient incessants de l’être aimé réduisent la narratrice au rang d’esclave du temps de l’autre. « Je n’avais pas d’autre avenir que celui du prochain coup de téléphone fixant un rendez-vous », écrit-elle.
Solitude de l’attente, soumission passive à une machinerie qui semble fonctionner sans nous, angoisse de l’avenir, autant d’émotions qui peuvent être également attribuées aux lycéens et à leurs familles. Sauf qu’il ne s’agit pas ici de passion sexuelle, mais d’un moment clé de l’apprentissage du contrat social. Car le jugement scolaire incarne, autant par le baccalauréat, par le concours et désormais par -Parcoursup, la reconnaissance de l’étudiant comme individu à part entière et de sa position dans la société. En fragilisant ce moment de rencontre avec les institutions politiques, le gouvernement de M. Philippe a donc pris un risque majeur : celui d’amplifier la crise de confiance des jeunes à l’égard des institutions politiques. Ce qui ne manquera pas d’aboutir in fine non seulement à la mise en œuvre de stratégies scolaires en faveur de l’enseignement privé, mais aussi à l’amplification de -l’abstention électorale pour cette classe d’âge, qu’il faudra sans doute interpréter comme l’expression de leur défiance. Le produit d’une forme -suraiguë de violence symbolique.
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