Le projet pharaonique de « grand canal interocéanique du Nicaragua » suscite d’importantes contestations. Le président du Nicaragua est bien placé pour les comprendre. N’a-t-il pas lui-même déclaré en 2006 qu’il ne s’engagerait jamais dans un tel défi ? Le président Daniel Ortega, depuis trois ans, jette pourtant toute son énergie dans l’étude de ce canal devant relier la vallée du fleuve Brito, sur la côte pacifique, à l’embouchure du fleuve Punta Gorda, sur la côte caribéenne. Ce projet devrait coûter plus de 50 milliards de dollars et reste entouré de mystère. 

En dépit de l’important battage médiatique qu’il soulève, bien des zones d’ombre demeurent sur sa faisabilité technique. Le défi architectural est d’abord lié aux dimensions de l’ouvrage envisagé. Long de 275,5 kilomètres, large de 230 à 520 mètres et fluctuant de 26,9 à 29,8 mètres de profondeur avec deux écluses, il devrait être doté de deux ports, d’un aéroport, d’autoroutes ainsi que d’un centre touristique. La Chine, derrière l’entreprise Hong Kong Nicaragua Canal Development (HKND), serait le principal maître d’ouvrage du canal, espérant bien profiter de la hausse du commerce entre l’Asie et l’Amérique latine. 

Les infrastructures du projet, sur le tracé retenu par HKND et le gouvernement du Nicaragua, provoqueront des déplacements de population (entre 12 000 et 30 000 personnes selon les estimations) et impacteront inévitablement des zones naturelles protégées, riches en biodiversité, notamment le plus grand lac d’eau douce d’Amérique latine, le lac Cocibolca. Ce drame environnemental qui se trame en arrière-plan constitue l’un des principaux points de contestation. 

La réactivation du projet de canal inter­océanique au Nicaragua survient dans un contexte de malaise politique caractérisé par une réémergence du népotisme et de la corruption. En modifiant la constitution du pays à plusieurs reprises, Daniel Ortega a déstabilisé l’équilibre des pouvoirs au profit de l’exécutif. Le grand accord de concession, intégré à la loi 840 du 24 juin 2013, octroie à HKND pour cinquante ans, renouvelable cinquante ans, les droits exclusifs relatifs au développement et à la mise en œuvre du projet de canal sur les terres nicaraguayennes. 

Coup de force ? Invoquant une « fraude à la loi », les opposants au projet ont déposé pas moins de trente recours en inconstitutionnalité entre octobre 2013 et juin 2014. Désormais, c’est au son des « Fuera de Nicaragua, Chinos ! » (« Hors du Nicaragua, les Chinois ! ») et de « Vendepatria ! » (« Traître ! ») que le projet de canal avance. Les travaux préparatoires permettant l’accès au tracé du futur canal ont commencé. Le creusement de l’axe fluvial est prévu pour sa part à partir de 2019.

Ortega a placé le canal au cœur de sa stratégie diplomatique et il entend sortir le Nicaragua de son isolement sur la scène internationale. Depuis 2008 et une fraude électorale avalisée par le gouvernement sandiniste, les coopérants fuient, lassés par la gestion imprévisible et autoritaire du président. Le Danemark, les Pays-Bas, l’Autriche et la Suède ont déjà décidé de se retirer du pays, tout comme la délégation de l’Union européenne qui quittera prochainement le Nicaragua pour s’installer au Salvador. 

Au sein de l’isthme, quand il ne s’agit pas de conflits portant sur des enjeux frontaliers (Costa Rica, Honduras), le Nicaragua se trouve de plus en plus seul face aux partis conservateurs au pouvoir (Guatemala, Honduras, Panama) que son discours anti­­-néolibéral virulent irrite. À cet égard, l’axe bolivarien, qui fournissait auparavant d’importants alliés internationaux au Nicaragua, s’étiole depuis la disparition de son leader, Hugo Chavez. Au-delà, l’actuelle déstabilisation politique du Venezuela pourrait mettre en danger le Nicaragua dont la dépendance énergétique est totale. 

Dans cette logique, le canal s’inscrit dans une politique de diversification des alliés, en particulier avec la Chine et la Russie. La construction du canal du Nicaragua redonne au pays une centralité géostratégique perdue. Si la Chine s’intéresse de plus en plus à l’Amérique centrale, les États-Unis sont également de retour, comme l’a annoncé Joe Biden, vice-président des États-Unis, à travers un plan d’aide pour la région. Par ailleurs, au moment où les autorités chinoises débutent les travaux, la Banque inter­américaine de développement (BID), basée à Washington, s’engage dans un programme de connexion routière trans­océanique et finance les travaux d’agrandissement du canal de Panama. Annoncés comme complémentaires, ces projets apparaissent dans les faits plutôt concurrentiels et plantent ainsi le décor d’une rivalité des grandes puissances. 

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