De gigantesques pelleteuses soulèvent la terre ocre. Des pylônes électriques juchés sur des monticules de terre ponctuent le paysage. Rouler sur la Panaméricaine, entre David et Santiago, n’est pas de tout repos. Sur plusieurs tronçons, la chaussée est défoncée et la circulation gênée par des travaux d’élargissement. La route traverse le territoire indigène. On espère arriver à temps à Santiago pour rencontrer Silvia Carrera, la chef, ou « cacique », des Indiens ngöbe-buglé. Il s’agit de la communauté la plus pauvre, mais aussi la plus nombreuse du pays. Ils seraient 170 000 dans la région. Et pour cause, leur taux de natalité est très élevé. Les jeunes filles sont enceintes dès la puberté. Leurs naguas, robes amples traditionnelles, sont conçues pour ces grossesses à répétition.

Sur l’accotement, les Indiens ont installé des huttes rudimentaires où ils vendent chapeaux, vêtements ou bijoux traditionnels. Là s’affaire une foule composite qui se croise et s’ignore : paysans à cheval qui s’enfoncent dans les forêts, ouvriers, familles rassemblées aux arrêts de bus. En 2014, la Panaméricaine a été le théâtre d’affrontements violents entre Indiens et forces de l’ordre. Silvia Carrera a fait bloquer la voie, véritable poumon du pays : c’est par là que transitent les marchandises de la province de Chiriqui, le grenier du Panama. Son but, faire arrêter les travaux du projet « Barro Blanco ». Un gigantesque barrage hydraulique financé par des banques européennes et aujourd’hui quasiment achevé. 

On l’aperçoit dans la vallée en contrebas, peu après Tolé. Il impressionne par ses proportions. Situé sur la rivière Tabasara, le barrage représente un désastre social majeur. Les inondations des terres vont contraindre 2 000 familles au départ ; sans compter les disparitions d’espèces endémiques. Il faut dire qu’au Panama l’écologie est une idée récente et balbutiante. La création d’un ministère de l’Environnement date seulement de février 2015. 

Les villes de David et Santiago se ressemblent à s’y mé­­prendre : damier à l’américaine, enseignes commerciales à foison, constructions basses pour se prémunir des risques sismiques. L’Alliance stratégique nationale, une coalition d’associations qui résistent au barrage, se réunit ce jour dans une modeste salle de congrès. La chaleur est torride sous la toiture en tôle. La cacique arbore fièrement sa nagua rouge et son chapeau à large bord. Elle se tient sur la réserve. Une interview ? Elle n’est pas d’humeur, d’ailleurs elle refuse de s’asseoir. L’orgueil perce dans le regard. Elle se contente de répéter sa détermination à bloquer de nouveau la route en cas d’échec des négociations. Et exprime sa lassitude face aux promesses non tenues du gouvernement. Fin de l’entretien ! Silvia Carrera propose pourtant une séance photo prolongée. Elle pose, l’air souverain et réprime un sourire. 

Dans la société panaméenne, les Indiens sont trop souvent considérés comme des citoyens de seconde zone. Patricia Miranda, chef cuisinière, fait partie des heureuses exceptions. Son restaurant, le Barro Brujo, est situé au pied du volcan Baru, dans les collines verdoyantes de Chiriqui, à la frontière de la région Ngöbe-Buglé. Une adresse réputée dans tout le pays, où s’attablent régulièrement des hommes politiques influents. En cuisine, des femmes de la communauté Ngöbé-Buglé s’activent. Pour autant, Patricia Miranda refuse de jouer les médiatrices. Sa mission est avant tout humaine et sociale. Depuis quelques années, partant d’un constat de malnutrition chez les indigènes, elle s’est lancée dans une école de cuisine. Le succès est au rendez-vous. Les femmes se nourrissent mieux et revendent leurs produits. La cuisine comme voie vers l’autonomie... 

Nouvelle étape, le village de Guadalupe, un paradis de verdure avec chalets et prairies en fleurs : la Suisse du Panama ! Sur les flancs des collines s’étagent en altitude des plantations de café et de légumes. Les Indiens sont courbés sur les cultures. Non loin du spectacle de ces ouvriers besogneux, sont implantés les « ecolodges » de Carlos Alfaro, chef d’entreprise natif de Panama City. Au volant de son 4 × 4, roulant vers les forêts primitives, il assure « respecter la figure de Silvia Carrera et son combat. » Il se sent proche des idéaux défendus par sa communauté. « Je suis très préoccupé par la destruction de la nature. Dans la région de Chiriqui, en deux décennies, des hectares entiers de forêt ont été rasés. » En cas de nouveau blocage de la Panaméricaine par les Indiens, Carlos Alfaro sera pénalisé. « Je ferai mes réserves de combustible au cas où. » En quittant les bois, surgit le prince des lieux, le quetzal flamboyant, un oiseau recherché des ornithologues.

Les Indiens kunas (ou gunas) connaissent un sort plus enviable. Depuis 1925, ils possèdent un statut autonome. Leur territoire, Guna Yala, se compose d’une bande de terre limitrophe de la jungle du Darien et d’un archipel d’environ 365 îles : les San Blas. Survoler la province donne un aperçu de cette infinie constellation d’îlots parfois déserts. De temps en temps apparaissent des villages rudimentaires piquetés de toits de palme entourés d’une eau turquoise. 

Les Kunas ont su profiter de leur situation géographique favorable dans la mer des Caraïbes pour développer le tourisme et surfer sur l’attirance pour les robinsonnades. Pablo et Jacinta ont ouvert des cabanes sur l’île de Mamitupu. Dans la matinée, nous faisons le tour du confetti. Des enfants jouent, on répare une pirogue, les chefs cravatés et chapeautés devisent au fond de leurs hamacs dans l’obscurité de l’Onmaged Nega, la maison du congrès local. 

« Chaque hamac est sacré. Les chefs naissent et meurent dans ces hamacs », explique Pablo. Si Mamitupu semble préservée des turpitudes de la civilisation, ce n’est pas le cas de toutes les îles. Les narcotrafiquants colombiens traversent le territoire kuna pour acheminer la marchandise vers le nord. Et quand un problème survient, ils n’hésitent pas à larguer la cargaison en mer. Les Kunas récupèrent ces « paquets » et en font commerce. « C’est un vrai fléau », regrette Pablo. 

Des histoires circulent. Une année, les autorités panaméennes ont fait exploser une épave chargée de drogue en territoire kuna. Et surprise, les Indiens ont retrouvé au réveil leurs plages blanchies de cocaïne. Nous n’aurons vu que du sable et des récifs coralliens. Et des hommes, silhouettes aiguisées dans la brume du matin, munis de machettes, avancer vers le continent pour cultiver les terres. Un rituel ancestral qui persiste. Mais pour combien de temps ? 

 

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