Il y a bientôt quarante ans, j’étais parti sillonner l’Amérique centrale. J’étais alors un jeune photoreporter. C’étaient les années 1980, et de nombreux migrants, principalement des hommes, cherchaient déjà à rejoindre les États-Unis en passant par le Mexique. Salvadoriens, Guatémaltèques et Honduriens fuyaient alors une violence étatique. Le flux actuel est différent. Les migrants d’aujourd’hui, que je préfère appeler « réfugiés », originaires des mêmes pays, fuient à la fois la pauvreté, la violence des cartels de la drogue et les conséquences du réchauffement climatique.

Violence et réchauffement climatique sont liés. Les mauvaises récoltes contraignent les paysans incapables de subvenir aux besoins de leur famille à rejoindre les villes. Sans argent, ils finissent par s’installer dans des bidonvilles. Or, c’est au cœur de ces quartiers de fortune que les gangs font régner la terreur. Ce phénomène n’est pas l’apanage de l’Amérique latine. Aujourd’hui, à l’échelle mondiale, une personne sur six vit dans une installation illégale, à la périphérie des villes. Lorsque la situation n’est plus tenable, des familles entières choisissent d’abandonner leur vie et de prendre la route, à la recherche d’un avenir meilleur. C’est le cas de ce jeune couple de Guatémaltèques, parents d’un nourrisson, sur la route depuis trois semaines au moment où je les rencontre. Quelques jours après la naissance de leur bébé, ces jeunes gens ont quitté leur ville pour échapper à la violence. 

J’ai également pu partager un moment avec un vieux paysan, un campesino originaire du sud du Honduras. La sécheresse qui sévit dans la région depuis une dizaine d’années l’empêche de faire pousser son maïs. Contrairement aux cultivateurs de fraises et de pastèques qui, grâce à l’appui du gouvernement, peuvent creuser des puits profonds et ainsi irriguer leurs terres, cet agriculteur est livré à son propre sort. Sa fille est morte et ses deux fils, âgés de 18 et 20 ans, rêvent d’un avenir meilleur en Amérique. Avec la bénédiction de sa femme, il a décidé de les accompagner jusqu’à Tijuana, à la frontière avec les États-Unis, pour être au moins en mesure les protéger des dangers de l’exode. Il rentrera ensuite auprès de son épouse et de ses terres infertiles.

Environ 12 000 hommes, femmes et enfants, répartis en caravanes, tentent actuellement de rejoindre les États-Unis par le Mexique.

À mon arrivée à Mexico, le 9 novembre 2018, la première caravane, composée de 5 000 individus, y faisait étape depuis cinq jours. Ils avaient marché depuis la région du Chiapas, aussi vite que possible, ne s’arrêtant que pour dormir, au rythme de 50 kilomètres par jour. Après ces quelques jours de repos, ils ont repris la route, cette fois-ci à bord de bus ou à l’arrière de camions.

Pendant six jours, je les ai suivis sur près de 2 700 kilomètres, de Mexico à Tijuana. Tous les matins, à 5 heures, chacun empaquetait ses affaires, puis ils se mettaient en route, ensemble, vers le péage le plus proche. Dans les grandes villes, des bus municipaux les y conduisaient. Dans les plus petites, il leur fallait marcher près d’une heure pour atteindre le lieu. Là, ils montaient à bord des véhicules ralentis par les barrières, les uns après les autres. 

Leurs journées consistaient à avancer, aussi vite que possible, vers leur destination finale. Chaque soir, à 21 heures, le groupe se réunissait pour décider du programme de la journée du lendemain. Allaient-ils parcourir 100, 200 ou 500 kilomètres ? Où s’arrêteraient-ils pour la nuit ? Certains migrants faisaient office de meneurs. J’ai même aperçu, parmi eux, quelques mégaphones. 

Le Mexique a ouvert ses portes aux migrants. Dans chaque grande ville où la Caravane s’est arrêtée, un stade ou un lieu municipal était mis à disposition pour l’accueillir. Églises, polices municipales, Croix-Rouge, ONG… tous se sont appliqués à les aider en leur fournissant des vêtements, des couvertures, en leur apportant de la nourriture et de l’eau, en les hissant à l’arrière des camions ou en les faisant descendre. Seul le gouvernement fédéral a eu l’air de se tenir à l’écart, soucieux de ne pas s’attirer les foudres de Donald Trump. 

La ville de Tijuana, quant à elle, s’est montrée foncièrement hostile. À l’arrivée de la Caravane, mi-novembre, des manifestants anti-migrants ont brandi leurs pancartes pour réclamer leur expulsion. C’est dans ce contexte malveillant qu’hommes, femmes et enfants tentent aujourd’hui de passer la frontière, récemment renforcée côté américain. J’ai eu le sentiment que la plupart de ces réfugiés ignoraient où se rendre ensuite, une fois arrivés sur le sol américain. Dans les villes frontalières comme Tijuana et San Diego, leurs chances d’obtenir le statut de réfugié sont extrêmement faibles, mais elles augmentent dans les villes du Nord. Certains vont demander l’asile aux États-Unis, ou tenteront leur chance au Mexique. D’autres se fondront simplement dans les taudis de Tijuana. Ils sont loin d’être au bout de leur peine. 

 

Conversation avec MANON PAULIC

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