L’Allemagne n’a pas de centre, l’Italie n’en a plus. La France a un centre ; une et identique depuis plusieurs siècles, elle doit être considérée comme une personne qui vit et se meut. Le signe et la garantie de l’organisme vivant, la puissance de l’assimilation se trouve ici au plus haut degré : la France française a su attirer, absorber, identifier les Frances anglaise, allemande, espagnole, dont elle était environnée. Elle les a neutralisées l’une par l’autre, et converties toutes à sa substance. Elle a amorti la Bretagne par la Normandie, la Franche-Comté par la Bourgogne ; par le Languedoc, la Guyenne et la Gascogne ; par le Dauphiné, la Provence. Elle a méridionalisé le Nord, septentrionalisé le Midi ; a porté au second le génie chevaleresque de la Normandie, de la Lorraine ; au premier la forme romaine de la municipalité toulousaine, et l’industrialisme grec de Marseille. […]

Le caractère du centre de la France est de ne présenter aucune des originalités provinciales, de participer à toutes et de rester neutre, d’emprunter à chacune tout ce qui n’exclut pas les autres, déformer le lien, l’intermédiaire entre toutes, au point que chacune puisse à volonté reconnaître en lui sa parenté avec tout le reste. C’est là la supériorité de la France centrale sur les provinces, de la France entière sur l’Europe. 

Cette fusion intime des races constitue l’identité de notre nation, sa personnalité. Examinons quel est le génie propre de cette unité multiple, de cette personne gigantesque composée de trente millions d’hommes.

Ce génie, c’est l’action, et voilà pourquoi le monde lui appartient. C’est un peuple d’hommes de guerre, et d’hommes d’affaires, ce qui, sous tant de rapports, est la même chose. La guerre des subtilités juridiques, que nous devions nous en vanter ou non, nous y primons, il faut le dire ; le procureur est français de nation. Avant que les légistes entrassent aux affaires, la théologie, la scolastique y donnaient accès. Paris fut alors pour l’Europe la capitale de la dialectique. Son Université vraiment universelle se partageait en nations. Tout ce qu’il y avait d’illustre au monde venait s’exercer dans cette gymnastique. L’Italien Dante, et l’Espagnol Raymond Lulle, entouraient la chaire de Duns Scot. Des leçons d’un seul professeur sortirent deux papes et cinquante évêques. Là éclatait, autant qu’aux croisades ou aux guerres des Anglais, le génie batailleur de la nation. D’effroyables mêlées de syllogismes avaient lieu sur la limite des deux camps ennemis de l’île et de la montagne, du Parvis et de Sainte-Geneviève, de l’église et de la ville, de l’autorité et de la liberté. De là partaient en expédition les chevaliers errants de la dialectique, comme ce terrible Abailard qui démonta Guillaume de Champeaux, Anselme de Laon, et jeta le gant à l’Église en défiant saint Bernard. 

Le goût de l’action et de la guerre, l’épée rapide, l’argument et le sophisme toujours prêts, sont les caractères communs aux peuples celtiques. La valeur et la dialectique hibernoises ne sont pas moins célèbres que celles de la France. Ce qui est particulier à celle-ci, ce qu’elle a par-dessus tous les peuples, c’est le génie social, avec ses trois caractères en apparence contradictoires : l’acceptation facile des idées étrangères, l’ardent prosélytisme qui lui fait répandre les siennes au-dehors, la puissance d’organisation qui résume et codifie les unes et les autres. 

On sait que la France se fit italienne au seizième siècle, anglaise à la fin du dix-huitième. En revanche, au dix-septième, au nôtre, elle francisa les autres nations. Action, réaction ; absorption, résorption, voilà le mouvement alternatif d’un véritable organisme. Mais de quelle nature est l’action de la France, c’est ce qui mérite d’être expliqué. L’amour des conquêtes est le prétexte de nos guerres et nous-mêmes y sommes trompés. Toutefois le prosélytisme en est le plus ardent mobile. Le Français veut surtout imprimer sa personnalité aux vaincus, non comme sienne, mais comme type du bon et du beau ; c’est sa croyance naïve. Il croit, lui, qu’il ne peut rien faire de plus profitable au monde que de lui donner ses idées, ses mœurs et ses modes. Il y convertira les autres peuples l’épée à la main, et, après le combat, moitié fatuité, moitié sympathie, il leur exposera tout ce qu’ils gagnent à devenir français. Ne riez pas ; celui qui veut invariablement faire le monde à son image, finira par y parvenir. Les Anglais ne trouvent que simplicité dans ces guerres sans conquêtes, dans ces efforts sans résultat matériel. Ils ne voient pas que nous ne manquons le but mesquin de l’intérêt immédiat que pour en atteindre un plus liant et plus grand. L’assimilation universelle à laquelle tend la France n’est point celle qu’ont rêvée, dans leur politique égoïste et matérielle, l’Angleterre et Rome. C’est l’assimilation des intelligences, la conquête des volontés : qui jusqu’ici y a mieux réussi que nous ? Chacune de nos armées, en se retirant, a laissé derrière elle une France. Notre langue règne en Europe, notre littérature a envahi l’Angleterre sous Charles II, l’Italie et l’Allemagne au dernier siècle ; aujourd’hui, ce sont nos lois, notre liberté si forte et si pure, dont nous allons faire part au monde. Ainsi va la France dans son ardent prosélytisme, dans son instinct sympathique de fécondation intellectuelle. 

La France importe, exporte avec ardeur de nouvelles idées, et fond en elle les unes et les autres avec une merveilleuse puissance. C’est le peuple législateur des temps modernes, comme Rome fut celui de l’Antiquité. De même que Rome avait admis dans son sein les droits opposés des races étrangères, l’élément étrusque et l’élément latin, la France a été, dans sa vieille législation, germanique jusqu’à la Loire, romaine au midi de ce fleuve. La Révolution française a marié les deux éléments dans notre Code civil. 

La France agit et raisonne, décrète et combat ; elle remue le monde, elle fait l’histoire et la raconte. L’histoire est le compte rendu de l’action.

 

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