De ce qui n’est plus qu’une carcasse qui paraît rassembler tout ce qui lui reste de force pour ne pas s’effondrer, l’âme s’épuisait depuis des années à essayer de demeurer chez elle. En approchant Notre-Dame, ce ne sont pas les bas-reliefs représentant les travaux des mois de l’année du portail de la Vierge ni la pesée des âmes du portail du Jugement dernier qui, de nos jours, servent de propédeutique au recueillement qu’appellent, pour les uns, la foi et la prière et, pour tous, la beauté, créée et servie ici par des générations d’artistes et d’artisans presque tous anonymes. Ce sont désormais des pictogrammes qui, depuis trois ou quatre décennies, marquent l’entrée de la cathédrale : une tête de chien, une cigarette fumante et une glace en cornet, toutes trois barrées d’un trait oblique afin de signifier aux visiteurs qu’ils n’entrent ni dans un promenoir pour animaux, ni dans un fumoir, ni dans la succursale d’une chaîne spécialisée dans les entremets. Sous ces images, en plusieurs langues, une vaine exhortation : « Tenue décente ». Plus bas, un avertissement lui aussi polyglotte : « Attention aux pickpockets ». Enfin, en sept idiomes, cette imploration chimérique : « Silence S.V.P. » 

À Notre-Dame, pour prier, pour se recueillir, pour s’interroger sur les fins dernières, il faut être un athlète de la foi, un champion du recueillement, un médaillé de la méditation. Un flot incessant s’engouffre, qui fait photo de tout et tout de suite, dont les composants s’interpellent à voix bruyante pour se désigner les clichés à ne pas manquer ou organiser un selfie en groupe. Pour les besoins d’un livre, j’ai eu, un matin, l’idée de chronométrer leur visite, du portail de la Vierge, par lequel ils entrent, au portail Sainte-Anne, par lequel ils sortent, pressés d’aller s’autophotocopier devant la Seine au pont au Double. La durée du tour moyen s’établissait, ce jour-là, à sept minutes trente. À titre de comparaison, la visite guidée gratuite proposée quotidiennement, à midi, dure entre une heure et une heure et demie. Il faut croire que l’impressionnisme désigne désormais un mode de vie. Et que la cathédrale de Paris, comme la ville, ne résiste plus guère au triste destin de Venise et de ses églises : n’être plus qu’un décor, un must du tourisme culturel qui remplit les caisses des hôtels et des Airbnb, fait vendre des T-shirts et des babioles-souvenirs si laides qu’on serait stupéfait d’en acheter chez soi.

Et pourtant, quelle émotion, quel partage, quel retentissement aura suscité cet incendie ravageur ! Combien d’entre nous ont-ils été étonnés de découvrir les liens qui les attachent à ce lieu majuscule d’un culte qui leur est indifférent, étranger ou même antipathique ? Combien ont-ils été ébahis de l’ampleur des réactions de sympathie à travers le monde, les unes spectaculaires ou solennelles, les autres naïves et spontanées ? Comme on s’était précipité pour acheter La Princesse de Clèves lorsque Nicolas Sarkozy l’avait brocardé, comme on s’était rué sur Paris est une fête après les massacres du 13 novembre 2015, dans les heures qui ont suivi l’écroulement de la flèche, on adressa au mieux pourvu des sites de vente par Internet un flot de commandes de Notre-Dame de Paris. Sans doute l’expression « Lieu de mémoire » n’a-t-elle jamais eu tant de force. Nous reconstruirons le lieu, c’est entendu, mais retrouverons-nous la mémoire ? 

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