Trois mois après son accession au trône, le 22 janvier 2015, le roi Salman a mis fin au modèle monarchique horizontal qui prévalait en Arabie saoudite et reposait sur le partage des pouvoirs entre les princes seniors issus du lignage direct du roi. Le souverain Salman tranche alors et impose à la famille royale le choix de son fils préféré, Mohammed Ben Salman (dit MBS), comme dauphin. À l’opposé de ses frères aînés plus diplômés et expérimentés, Mohammed, 32 ans, ne détient qu’une licence de droit de l’université saoudienne King Saud. Mais avoir baigné dans le sillage politique de son père depuis le plus jeune âge lui permet de compenser ce handicap. Et sa conception du monde est plus attachée à l’esprit d’entreprise et d’efficacité économique qu’à une culture idéologique. Ceci est manifeste dans le plan « Vision 2030 », qui constitue la pierre angulaire d’une nation saoudienne qu’il souhaite construire non plus selon le seul référent identitaire islamique ou sur les liens tribaux avec la famille royale, mais en s’appuyant sur une économie diversifiée fondée sur l’efficacité et la méritocratie. Cette dynamique s’accompagne d’une diplomatie régionale plus interventionniste, peu en phase avec les retombées économiques escomptées, mais destinée à imposer l’Arabie saoudite comme la puissance régionale. 

C’est lorsque le cours du pétrole a plongé à moins de 30 dollars le baril, fin 2015, que MBS, comme président du Conseil des affaires économiques et du développement (CAED), a décidé de tout miser sur sa capacité à transformer le royaume, reprenant à son compte le constat fait quinze ans plus tôt par son oncle, le roi Abdallah, d’une nécessaire diversification de l’économie. MBS et son père, le roi Salman, sont tous deux convaincus que l’étape autoritariste de consolidation des pouvoirs entre les mains du futur dauphin est un préalable à l’exécution efficace de réformes économiques dont l’application a été trop longtemps retardée. Leur volonté réformatrice répond aux défis de l’après-pétrole ; elle doit s’accomplir au bénéfice d’un secteur privé à réinventer dans de nouvelles niches que MBS promeut : économie digitalisée, start-up dans les domaines des services, du sport, des divertissements, du tourisme culturel, familial et religieux. La question se pose de savoir si, face aux difficultés qui se dressent devant toute réforme structurelle, le prince héritier maintiendra ce cap de l’après-pétrole si le prix du baril vient à redépasser durablement les niveaux actuels (autour de 63 dollars).

Loin de subir l’action réformatrice de son fils, le roi Salman l’encourage au point de s’éclipser, favorisant la popularité dont MBS jouit auprès de la « majorité silencieuse » : les jeunes (30 % des 15-24 ans sont chômeurs). La réputation du roi Salman auprès de sa famille comme de l’establishment religieux et son soutien à l’action de son fils pour libéraliser la société et l’économie sont parvenus à neutraliser les velléités, au sein du cercle royal, d’organiser une fronde. Dans divers entretiens réalisés à Riyad en décembre 2017, des conseillers au cabinet royal, des universitaires et des consultants privés en entreprise ont insisté sur l’importance cruciale, voire vitale, de la place et du rôle du roi Salman dans la transition actuelle. 

Le roi serait à l’origine de la stratégie d’éviction de la vieille garde et d’une plus grande transparence en matière de gouvernance. Son expérience d’arbitre au sein de la famille royale lui aurait permis d’accumuler, au fil du temps, des dossiers accablants sur la corruption des cercles royaux et d’affaires, mis en cause lors d’une spectaculaire purge ordonnée le 4 novembre 2017. Cette opération, destinée à mettre fin à une corruption institutionnalisée depuis que le royaume est un « État rentier » exclusivement financé par les hydrocarbures, est aussi un moyen pour MBS de conforter son assise au sein de la jeunesse urbanisée, comme auprès des moins jeunes et des populations résidant dans les provinces périphériques, plutôt réticentes à l’égard de la libéralisation sociale engagée (ouverture de cinémas, concerts, accès des femmes aux stades et plus grande mixité dans les espaces publics, réduction du rôle des religieux dans la société). 

En marketant à outrance sa « Vision 2030 », MBS entend casser les monopoles des puissantes familles d’affaires qui, selon les termes qu’il a employés dans une interview à The Economist datée du 6 janvier 2016, se sont « engraissées sur le dos de l’État depuis plus de soixante ans ». Il compte ainsi réinventer l’économie politique du pays, en encensant les vertus de l’efficacité et de la méritocratie, et il appelle à de nouvelles régulations économiques. La mise en place d’une politique fiscale ambitieuse, avec l’introduction de la TVA et du compte citoyen, est emblématique de ce processus de transformation. Parallèlement, de nouvelles autorités publiques ont été instaurées en nombre, travaillant indépendamment des ministères pour contourner la lourdeur bureaucratique et politicienne des instances gouvernementales. Leur création touche tous les domaines de gouvernance économique, sociale et religieuse, avec les nouvelles autorités des sports, du divertissement, de la préservation du patrimoine préislamique, une autorité des PME, un centre des ressources humaines pour la fonction publique ou encore des centres destinés à promouvoir la tolérance religieuse, comme celui de Médine, ou à combattre l’extrémisme (Ettidal). 

En s’appuyant sur un socle de jeunes, femmes comprises, MBS ne séduit pas seulement les couches éduquées et urbanisées de la population. Pour la première fois de l’histoire de la monarchie, un prince de haut rang incarne pleinement les aspirations de sa génération et propose au royaume un projet d’avenir s’adressant à toutes les catégories sociales. Parallèlement à la mise en place d’une technocratie dévouée, il est parvenu à s’attirer des loyautés nouvelles au sein de la troisième génération de ses pairs Al-Saoud, après s’être débarrassé de la vieille garde. Aujourd’hui, les premiers résultats de sa nouvelle politique économique sont bien plus attendus qu’une improbable fronde au sein de la famille royale ou une résistance organisée par la frange religieuse et conservatrice de la population, encore vivace dans la périphérie de Riyad et la région d’Al-Qasim, mais désormais marginalisée. 

Cependant, la politique régionale actuelle de MBS, en rupture avec celle, prudente, derrière laquelle le royaume s’abritait grâce à la sécurité que lui procurait l’alliance avec Washington, s’avère coûteuse à bien des égards. Non seulement les dépenses engendrées par la guerre au Yémen, qui s’enlise, contreviennent aux réformes et aux mesures d’austérité prises depuis deux ans, mais la décision du président Trump de reconnaître Jérusalem comme la capitale d’Israël met plus encore en porte-à-faux les liens étroits d’affaires et d’amitié entre Trump, son gendre Jared Kushner et MBS, lui-même très influencé par les orientations régionales de son mentor émirati, Mohammed Ben Zayed (MBZ), qui ne cache pas ses liens avec le gouvernement Netanyahou et son hostilité à l’Iran et aux Frères musulmans.

MBS n’est pas animé par une lecture idéologique de la politique régionale mais par des intérêts économiques qui transcendent les tensions historiques israélo-arabes. L’hostilité partagée par les dirigeants saoudiens, émiratis et israéliens à l’encontre du régime iranien, soupçonné d’avoir un agenda expansionniste au Moyen-Orient, atténue leurs différends. Néanmoins, l’influence du roi Salman reste marquante dans sa position sur Jérusalem et son attachement au plan de paix arabe initié par son prédécesseur en 2002. De même, son soutien financier à la cause palestinienne reste de loin le plus important au monde. De ce point de vue, la question de Jérusalem ne pourrait connaître d’inflexions notables de la part du royaume sans risque de menacer sa stabilité. C’est pourquoi les coopérations commerciales et technologiques entre Israël et des monarchies du Golfe ne peuvent se substituer aux positions historiques saoudiennes sur la question de la Palestine et de Jérusalem, dont le royaume, gardien des lieux saints de l’islam, s’est toujours fait le porte-voix. 

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