L’affaire Volkswagen, infamante en diable, n’a rien d’un épisode passager. Car c’est bien la réputation du « made in Germany », cher, réputé fiable et solide, qui est atteinte en plein cœur. Un fait gravissime, si l’on veut bien se souvenir que ce label, apposé sur les produits allemands vendus en Angleterre au début du xxe siècle, était destiné à avertir les consommateurs qu’il s’agissait là d’une méchante camelote étrangère. Avec pour effet paradoxal de promouvoir ce « made in Germany » comme un nec plus ultra. Un siècle de réputation de « deutsche Qualität » parti en fumée ? De facto, cette calamité s’ajoute aux dégâts d’image provoqués par la sévérité de l’attitude allemande lors de la crise grecque. Avec, dans l’immédiat, en liaison avec sa politique d’accueil généreuse des migrants proche-orientaux, une chute très sensible de la popularité d’Angela Merkel. 

Fondée sur le souvenir que l’Allemagne avait connu des exodes comparables en 1945, la ferveur des volontaires accueillant les réfugiés syriens dans les gares allemandes ne doit pas porter à négliger la virulence des réactions xénophobes potentielles. Dans ce contexte, l’éthique de solidarité luthérienne qui imprègne le caractère de la chancelière est un facteur non négligeable. Et tout autant sa capacité à surprendre son monde. La concernant, il ne faut jamais oublier que, si elle s’est enrôlée à droite après la chute du mur de Berlin, c’est avant tout pour ne pas imiter un père très à gauche et justement assimilé à un « pasteur rouge ». Sa décision d’abandonner le nucléaire après la catastrophe de Fukushima marque une même imprégnation éthique et scientifique. Et c’est bien parce qu’elle pensait, en physicienne aguerrie, que le « risque résiduel théorique » inhérent à cette forme d’énergie n’était plus admissible qu’elle a décidé quasi seule de ce changement de cap crucial. Et qu’aujourd’hui, avec le même esprit volontariste et malgré d’inévitables rejets au sein de sa population, elle estime que ­l’Allemagne devra s’ouvrir à une immigration choisie.

Considérée comme une chance de régénération, celle-ci n’en sera pas moins, finalement, bien plus sélective qu’il n’y paraît. Dans un pays que menace, d’ici 2075, un vieillissement mortifère, cette ouverture ne consiste pas à accueillir la misère du monde, mais, de manière très stricte, des cohortes de jeunes battants armés de diplômes. Ce qui reste une gageure dans un pays où, même si quelques joueurs de l’équipe nationale de football ont pour noms Özil, Boateng ou Bellarabi, les rues arc-en-ciel ne sont pas très courantes. Dans l’immédiat, en Allemagne, la seule vraie bonne nouvelle est d’ordre financier. En 2014, les comptes publics allemands ont affiché un excédent de 18 milliards d’euros. État fédéral, Länder et Sécurité sociale : partout les clignotants sont largement au vert. Une moindre des choses pour le ministre des finances Wolfgang Schäuble et pour la plupart de ses compatriotes, toutes tendances politiques confondues. Tirant leçon des catastrophes totalitaires d’un xxe siècle qui les transformèrent en personnages du Bal des maudits, nos voisins tiennent encore pour une peste toute forme d’irresponsabilité budgétaire et monétaire. D’où leur souci permanent de préserver un consensus social dont on a oublié qu’il fut, aux pires moments de la « Stunde null » – l’heure zéro de l’Allemagne – en 1945, l’un des plus beaux cadeaux des vainqueurs occidentaux. Un facteur essentiel de stabilité politique dans la mesure où il consacre la ­parfaite interchangeabilité et la convergence de formules telles que « libéralisme social » à droite et « social-libéralisme » à gauche.

Les Allemands savent-ils que, nonobstant ce passé, leur nation serait une naine militaire ? Oui, et tout indique qu’ils s’en moquent. C’est plutôt l’idée que la mission de leur Bundeswehr puisse s’élargir à des opérations de guerre qui les indispose. Et seuls quelques experts de haut vol osent timidement envier le statut de membre du Conseil de sécurité de l’ONU de la France. S’ils tiennent, très majoritairement cette fois, à rester industriellement compétitifs, c’est moins par instinct de puissance que parce qu’ils estiment être à nouveau fréquentables, et devoir être pris au sérieux en Europe comme dans le grand monde. Dès lors, ils font montre d’une rare résilience face à l’adversité : premières mesures de rigueur consécutives à la crise pétrolière des années 1970, rétablissement budgétaire imposé par Helmut Kohl en 1988, absorption de la RDA à marche forcée. Avec pour effet que le boa ouest-allemand a ingéré l’ex-tigre est-allemand tout en rationalisant l’ensemble du dispositif productif germanique. Le prix à payer fut exorbitant : 2 000 milliards d’euros et un accroissement de 7 % sur quatorze ans de la note fiscale des classes moyennes de l’Allemagne de l’Ouest. Cette période de sacrifices fut tout autant celle d’une mue générationnelle. Le chancelier Schröder revendique alors, au profit de l’Allemagne repentante dont il héritait, le droit d’emprunter ce Sonderweg , cette « voie particulière », impliquant une moindre inféodation aux culpabilités historiques de son peuple. 

Sans le moindre effet d’annonce, silencieusement, l’Allemagne occidentale s’est transformée en cerveau stratégique d’un gigantesque réaménagement géoéconomique agrégeant, sur 1 600 kilomètres d’ouest en est, les potentiels de développement de trois entités jusqu’alors distinctes :

w l’espace ouest-allemand – 65 millions d’habitants – aux ­performances avérées en tant que pôle leader ;

w l’ex-Allemagne de l’Est – 17 millions d’habitants – dont le potentiel d’innovation de ses scientifiques, ingénieurs et ­techniciens s’offrait à reconversion ; 

w les 120 millions d’âmes que comptent les pays de la Mitteleuropa redevenus pour les nouveaux junkers (propriétaires) industriels et agricoles ouest-allemands, dans une remarquable continuité et proximité territoriale, une variable d’ajustement de main-d’œuvre très bon marché.

Aujourd’hui, l’heure est au prosaïsme. Et nous ne dirons jamais assez que, par ces temps de German Bashing irréfléchi et un zeste envieux, les Allemands, comme jamais dans l’après-guerre, craignent les incertitudes de l’avenir européen. Ils guettent l’occasion, comme jamais depuis 1871, non point d’occuper la moindre position hégémonique, mais de constituer avec la France ce ballast systémique qui, vu de Berlin, conditionne la gouvernabilité du voilier européen. Encore faudrait-il, outre l’adjuration rituelle à l’amitié franco-allemande, un minimum d’attirance réciproque. Le niveau de familiarité actuel des Français avec l’Allemagne relève d’une ignorance profonde. Tout téléspectateur français curieux connaît mieux les subtilités de la civilisation aztèque que celles du Saint Empire romain germanique. 

Le drame serait qu’une fois encore, les élites économique latines spéculent, dans la foulée du scandale Volkswagen et comme ce fut souvent le cas dans le dernier quart de siècle, sur l’affaissement du « made in Germany » au sein de l’attelage européen. Une philosophie du laisser-aller hasardeux n’a rien de commun avec celle d’Angela Merkel. Et sur son secret échiquier politique personnel, elle a toujours eu quelques coups d’avance. Sait-elle aujourd’hui où elle va ? Tout l’indique : « Pendant des années, confia-t-elle en 2012 au président Obama à propos de sa jeunesse en RDA, j’ai rêvé de liberté, de découvrir les États-Unis. Ce que j’avais prévu pour le jour où j’atteindrais ma retraite, à l’âge de 60 ans… » Abandon du nucléaire, réactivité morale aux crises migratoires : rien, dans cette geste progressiste et généreuse n’insulte l’avenir. Celui qui, en 2017, ferait qu’elle pourrait devenir la première femme à ambitionner le poste de secrétaire générale de l’ONU. Alors même qu’une autre femme, Ursula von der Leyen, l’actuelle ministre de la Défense de Berlin, se préparerait à prendre sa succession… 

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