Peut-on dire que les positions récentes d’Angela Merkel sur les migrants ont fait apparaître une nouvelle chancelière ?

Non. La chancelière est quelqu’un d’assez contradictoire. Lors des élections de 2005, elle a montré qu’elle était capable de revirements du jour au lendemain. Elle a fait une campagne néolibérale qui a beaucoup déconcerté, et cela lui a valu d’être élue de justesse, sans obtenir la coalition conservatrice et libérale qu’elle souhaitait. Une fois au pouvoir, elle a complètement changé. La pression du parti social-démocrate l’a forcée à adopter une autre ligne et elle n’a jamais repris ces thèmes néolibéraux. Elle s’est repositionnée au centre, même plus tard lors de la coalition avec les libéraux, de 2009 à 2013. La Merkel néo-thatchérienne, néo-reaganienne, s’est transformée en une Angela modérée, renonçant ainsi à une mesure visant à repousser l’âge de la retraite. Il faut bien sûr toujours avoir à l’esprit que le système politique allemand conduit à des coalitions et oblige au compromis. L’influence des extrêmes se trouve considérablement limitée du fait du poids de l’histoire et d’une culture politique très démocratique. Le chancelier ou la chancelière se doit d’adopter une position mesurée, assez centrale, en s’appuyant tantôt sur sa droite, tantôt sur sa gauche selon le parti auquel il ou elle appartient. 

Son comportement récent n’est donc pas surprenant ?

Si, car on a affaire d’ordinaire à une femme qui ne fait pas un pas devant l’autre sans s’être assurée que tout le monde la suit. Elle a pour habitude de lancer des ballons d’essai sans se mettre elle-même en avant. Elle incarne parfaitement ce qu’on appelle le leadership « from behind », par-derrière.  Elle possède ce don rare de parvenir à des compromis. C’est son talent inégalé au Conseil européen où elle arrive à embrasser toutes les positions et à faire en sorte qu’on aboutisse à un accord qu’elle a conçu, forgé et voulu dès l’origine. Son art est de convaincre sur des bases bilatérales. 

L’an passé, au moment des sanctions contre la Russie après la crise de Crimée, elle a réussi à convaincre un à un les grands chefs d’entreprise et à se les mettre dans la poche, alors que les relations commerciales avec Moscou et leur poids financier sont très importants. Un de ces patrons, Eckhard Cordes, le président du Comité oriental de l’économie allemande, avait fait un éclat en Russie, clamant haut et fort qu’il n’y aurait pas de sanctions de Berlin. Mais son talent de persuasion est incroyable. Elle a su le gagner à sa position et tous ces grands dirigeants lui ont mangé dans la main ! Elle passe beaucoup de temps à convaincre. J’ajoute qu’elle a beaucoup de caractère, ce que ne laisse pas forcément percevoir sa manière de parler un peu molle et si soporifique. En réalité, la chancelière peut être souple, ou pas…

A-t-elle opéré d’autres revirements depuis 2005 ?

Sa méthode, qui consiste à calculer chaque pas, nous a peu habitués aux volte-face. Or elle a impulsé des revirements politiques extraordinaires, comme celui sur la sortie du nucléaire après la catastrophe de Fukushima, en 2011 : certes, ­l’Allemagne de la coalition rouge et verte avait prévu cette issue, mais la grande ­coalition conservatrice avait rééchelonné le calendrier. Du jour au lendemain, Angela Merkel a annoncé que la sortie serait encore plus rapide. Aucun chiffre n’était sur la table, personne n’était prévenu. Il s’est produit le contraire de ce que j’ai dit sur son assurance préalable d’être suivie avant de prendre une décision majeure. L’Allemagne allait sortir du nucléaire ici et maintenant, sans document préparatoire précis, sans calcul. 

C’est encore ce qui vient d’arriver à propos des réfugiés. Ouvrir grand les portes de l’Allemagne représente un véritable revirement. Comme après Fukushima, les conséquences n’ont pas été pensées. Merkel n’a pas anticipé l’appel d’air qui a suivi, ni les problèmes dans les pays de transit comme dans son propre pays. À la mi-septembre, le directeur de l’Office fédéral pour les migrants, Manfred Schmidt, a donné sa démission car il n’avait ni le personnel ni l’argent pour faire face à cette situation inédite. Rien n’a été prévu ni calculé. La chancelière a tranché sans percevoir toute la réalité. Il n’y aura vraisemblablement pas 800 000 réfugiés comme cela a été annoncé, mais un million voire plus, sans assurance que les moyens de les recevoir soient réunis.

Pourquoi une femme aussi avertie et prudente que Mme Merkel a-t-elle agi ainsi ?

Le revirement intervient tout de même après une phase de réflexion, une phase préparatoire. En décembre 2014, peu avant Noël, elle avait déclaré dans un discours que l’Allemagne était une terre d’immigration. C’était un premier pas. C’est dans son caractère. Elle est capable d’impulsions sinon de revirements. C’est assez étonnant. Son discours, fin août, a été préparé de façon assez solitaire. Nul dans son entourage ne l’a mise en garde sur les chiffres et les moyens à mobiliser. Au fond, je crois qu’elle a obéi à une motivation morale et juridique, relevant du droit international. 

Que voulez-vous dire ?

Il y a un écho avec la « diplomatie du chéquier » de Kohl en 1991, lors de la première guerre du Golfe. L’Allemagne s’interdisait d’intervenir militairement. Dès lors qu’avait été fait le choix de la diplomatie plutôt que des armes, la morale et le verbe pouvaient suppléer au combat. C’est une sorte de compensation. Représentante d’une Allemagne qui ne s’engagera pas en Syrie ou en Irak, Merkel paie autrement sa quote-part en s’ouvrant aux migrants. Un scénario comparable s’est déjà produit dans les années 1992-1994, lors de la guerre en Yougoslavie : l’Allemagne avait accueilli le plus grand nombre de demandeurs d’asile. 

À côté de cet engagement moral, je vois le poids des principes, des normes européennes. D’autant que l’Union a failli de façon considérable sur ce qui devrait être l’une de ses identités, le respect de ses fondements normatifs à l’égard des réfugiés. 

Le fait qu’Angela Merkel soit la fille d’un pasteur a-t-il joué un rôle ?

Cela dépasse largement son cas. On ne peut penser l’Allemagne sans la pensée protestante. On sent dans ce pays une présence protestante, par l’esprit, par l’éthique de responsabilité et de conviction. Mais je n’isolerais pas Merkel sur ce point. Elle gouverne dans ce bain ­allemand.

L’Allemagne apparaît comme la grande puissance européenne. Quelle part a prise Angela Merkel dans cette position prépondérante ?

Après la réunification, on disait de l’Allemagne qu’elle était « l’Homme malade » de l’Europe. C’était une parenthèse avant le redressement ! Qui aurait pu se payer la réunification, au sens littéral du terme, si ce n’est l’Allemagne ? Si Merkel incarne cette puissance économique, il existe un effet de trompe-l’œil lié au système bruxellois de prise de décision qui confère un rôle prééminent au Conseil européen, lequel accorde une prime à l’Allemagne. Mais celle-ci ne décide pas seule et n’exerce pas un rôle hégémonique. La puissance allemande s’inscrit dans une continuité. Le problème réel c’est la France, l’affaiblissement considérable de la France. L’Allemagne nous paraît puissante parce que nous sommes faibles. On l’oublie trop facilement en France. Il existe un vrai décrochage depuis le début des années 2000. 

Dans le couple franco-allemand, l’Allemagne façonne les décisions, mais elle n’est pas un leader. Merkel essaie d’utiliser ce couple, comme dans les accords de Minsk liés à la crise ukrainienne. La décision sur les quotas de migrants a été franco-allemande. Mais vue d’Allemagne, la France ne compte plus beaucoup. À Berlin, on redoute le scénario catastrophe : que la France lâche au plan économique, que l’on sorte de l’Euro, que Marine Le Pen l’emporte. C’est un débat informel, de couloir comme on dirait en Allemagne, mais la crainte est très réelle.  

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO et LAURENT GREILSAMER

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